Hyperactivité carcérale

Le régime turc de Tayyip Erdoğan a un incontestable mérite : celui de faire renaître une littérature carcérale. Après le roman de Burhan Sönmez, les nouvelles de Selahattin Demirtaş ou les carnets de prison d’Ahmet Altan (qui vient d’être réincarcéré le 12 novembre après sa sortie de prison la semaine précédente…), voici les écrits de prison de l’artiste et journaliste kurde et féministe Zehra Doğan.


Zehra Doğan, Naz Öke et Daniel Fleury, Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison. Trad. du turc par Naz Öke et Daniel Fleury. Des femmes/Antoinette Fouque, 297 p., 15 €


Née en 1989 à Diyarbakir, Zehra Doğan a cofondé « Jinha », une agence d’information féministe kurde, dont la rédaction était composée de femmes, et qui a été interdite après le coup d’État raté de 2016. Elle a été aussi l’une des premières journalistes à interviewer les femmes yézidis enlevées par l’État islamique. Elle est incarcérée en 2016, accusée d’être membre du PKK, puis relâchée cinq mois plus tard. Elle est emprisonnée derechef en juin 2017 parce qu’elle a traduit, dans un dessin de style expressionniste, une photographie diffusée par l’armée de la ville de Nusaybin en ruine, lors des lourds combats de 2015-2016 dans le Kurdistan turc. Les blindés sont transformés en monstres préhistoriques dévorant les humains sur fond de couleurs bleutées. Libérée en 2019, elle réside à présent à Londres où elle est hébergée par le PEN Club. Elle avait reçu le soutien de Wei-Wei, le prix de la Libre Pensée, et l’artiste britannique Bansky lui a consacré une fresque à New York.

Zehra Doğan, Naz Öke et Daniel Fleury, Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison

© Zehra Doğan

Nous aurons aussi de beaux jours se compose de lettres que Doğan envoie à son amie Naz Öke qui vit en France. L’intensité de la correspondance est impressionnante et a permis à la prisonnière de mieux supporter son incarcération. Recluse dans une pièce où se trouvent 28 femmes dont l’une a une enfant de deux ans, elle s’adonne à d’intenses activités. Elle lit, écrit et peint sur des feuilles de papier journal qu’elle colore avec tout ce qui lui permet de fabriquer des pigments (yaourt, olive, sauce tomate, thé, persil…), car elle ne dispose d’aucun matériel, d’où son surnom d’« éboueuse ». Comme elle n’a guère de place, elle peint allongée, sous son lit en mezzanine. Puis, comme elle en vient à utiliser de la fiente et des menstrues, elle est vivement incitée à déplacer son « atelier » sous un escalier. Les gardiennes ne manquent pas de confisquer régulièrement des bocaux dans lesquels les pigments fermentent comme si elles avaient « trouvé l’arme chimique de Saddam [Hussein] ».

Comme elle peint avec des fruits et des légumes, ses œuvres changent selon la saison. Elle est heureuse d’apprendre que certains de ses dessins sont exposés, en particulier en Bretagne. Elle cherche à montrer à son amie qui reçoit ses lettres qu’elle garde bon moral mais au détour de certaines phrases sourd un désespoir : « Dans ce pays, chaque mot que l’on peut prononcer semble avoir perdu son sens. J’ai l’impression que nous sommes dans un énorme néant ». Une simple carte « pop-up » qui représente un arbre ou l’image d’une petite étoile qu’elle colle au-dessus de son lit provoquent une joie intense.  Par la fenêtre, elle en vient à admirer… les barbelés qui, lavés par les rayons de la lune, sont devenus « innocents ».

Zehra Doğan, Naz Öke et Daniel Fleury, Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison

© Zehra Doğan

L’échantillon social est complet, des paysannes aux étudiantes en passant par des mairesses. « Ils nous ont toutes mises en cage », constate Doğan. Certaines ignorent pourquoi elles ont été arrêtées. Le combat féministe affleure constamment et avec une vigueur certaine : « Ce monde masculin pue des aisselles. Il vocifère de sa bouche putride. Il vomit sur nous ses guerres, son exploitation et la vie toxique qu’il nous impose en l’appelant ‟liberté”. Et chaque fois, c’est par les femmes qu’il commence. Parce que la guerre qu’il mène contre nous n’est pas une guerre des sexes mais une guerre idéologique. Le monde que nous, les femmes, nous proposons est un monde antinomique au leur. Le nôtre est avant tout politique, moral et écologique. Tu sais cela ne fait pas si longtemps que nous l’avons perdu ; seulement 5 000 ans. »

Le Néolithique puis le passage au monothéisme sont tenus pour responsables de l’effacement des femmes, concomitant à celui de la déesse-Mère. Certaines conceptions peuvent surprendre, comme l’affirmation que les périodes de créativité se développèrent entre 6000 et 4000 av. J.-C., interrompues par les prêtres sumériens, pour ne reprendre que de 1600 à 1900… La prison prend souvent l’allure d’une université, à tel point que la petite fille de deux ans, lorsqu’elle voit sur la couverture d’un livre de philosophie le visage moustachu du philosophe, s’écrit « Papa Nietzsche » ! Des discussions savantes sont menées, suscitant parfois des oppositions quand les femmes croyantes refusent d’accepter les théories de l’évolution. Pour Doğan, pas de doute : « Je pense que le jour où les dieux et les prophètes seront morts, les femmes danseront ». Des débats ont lieu aussi sur le rapport de l’art et du capitalisme ainsi que sur Machiavel et l’État-nation, sans oublier les séances de décryptage de l’intoxication télévisuelle.

Le thème du couple est abordé. Certaines mères n’imaginent pas que leur fils puisse épouser une femme non vierge, d’autres femmes adhèrent aux idéaux maoïstes du PKK ! Elles soutiennent que, dans ce monde capitaliste, une saine relation homme-femme serait impossible et qu’il convient d’attendre l’apparition d’un nouveau monde… Doğan, qui aime un homme et n’a nulle intention de le quitter, envisage plutôt de combattre avec lui. Elle reconnait volontiers cependant que les femmes doivent élever la voix car les oreilles des hommes sont « en mode surdité ». La condition des femmes en Turquie et au Kurdistan est difficile et Doğan s’indigne : « Nous sommes entourés de crétins qui viennent nous menacer en toute impunité dans les cages dorées où ils nous enferment ». Simone de Beauvoir fait partie de ses lectures et elle se souvient de son grand frère – de 13 ans – qui la dénonça comme « pute » auprès de ses parents parce que les garçons de son âge la trouvaient jolie.

Zehra Doğan, Naz Öke et Daniel Fleury, Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison

© Zehra Doğan

Dans cet espace, étouffant l’été, glacial l’hiver, de lourdes peines s’additionnent, aggravées par les sanctions du système carcéral. Une vieille femme, qui a perdu deux enfants et dont le troisième est incarcéré, incarne la dignité muette. D’autres, ouvertement militantes du PKK, font une grève de la faim pour tenter de mettre un terme à l’isolement total infligé à Öcalan, dans son île-prison d’Imrali. Le bébé nietzschéen sait aussi parfaitement dire : « Je suis révolutionnaire », et se fâche lorsqu’on semble en douter ! Doğan s’en prend à l’histoire telle qu’elle est enseignée et, n’ayant pas froid aux yeux, évoque le pillage des cadavres arméniens perpétré par des femmes kurdes, lors du génocide. Il est vrai que selon l’adage de son arrière-grand-mère : « Celui qui tue sept Arméniens va au Paradis ». Elle s’interroge alors sur le Mal commis par des personnes apparemment « bonnes », et ne peut oublier le témoignage de la petite fille yézidie qu’elle rapporta, ce qui lui valut une condamnation. L’enfant de onze ans lui avait raconté le massacre de son village et la décapitation de ses proches.

Doğan qui, pour payer ses études, fut vendeuse à la sauvette, cireuse de chaussures, travailleuse dans les champs, ne se plaint pas de son sort car elle se dit que la prison favorise la réflexion et les pensées flottantes touchant, par exemple, à la nature qui « serait curieuse de voir ce que nous faisons ». Elle ne peut cependant s’empêcher de constater : « Sur ces terres, les enfants apprennent trop vite, hélas. »

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