Ce journal si particulier n’était pas destiné à la publication. Comme le fit jadis Stendhal qui compta tant pour lui, Jean Prévost ne l’écrivit que pour lui-même, et avec une intention bien précise : construire en lui l’homme et l’écrivain qu’il voulait être : « Rien ne forme mieux la sagesse qu’une plume et un cahier. Mais parce qu’on le relira, autant et plus que parce qu’on écrit. »
Jean Prévost, Journal de travail 1929-1943. Préface de Jérôme Garcin. Édition établie et annotée par Emmanuel Bluteau. La Thébaïde, 410 p., 25 €
Pour se contraindre à travailler, à ne pas écouter les sirènes tentatrices ni sa propre paresse, Jean Prévost commence par établir un programme systématique où tout ce qu’il ambitionne de faire, qu’il s’agisse de lectures, d’écriture, ou de tout autre chose, se voit assigner un nombre d’heures précis dans un emploi du temps idéal. Mais les pages qu’il noircit d’un jet spontané enregistrent aussi au jour le jour la progression de son travail, relatent ses rencontres, dressent des bilans : ses cahiers accueillent tout, méthodiquement, jusqu’aux ébauches susceptibles d’être reprises dans ses projets en cours ou à venir.
Comme ce journal a fini par être publié, c’est pour le lecteur l’occasion d’y découvrir des textes courts, cinglants, des maximes ou portraits écrits dans la tradition du Grand Siècle et qui figureront parfois dans les Caractères (publication post mortem en janvier 1948). Exemple : « Courtaud, les yeux splendides, la parole masticatoire, Claudel ramasse en soi deux mille ans de paysannerie : tout païen, tout chrétien, madré et enivré, dans un calembour il déniche un mystère ; de la mort il peut faire une farce, et de toute chose un éblouissement. »
Si l’on suit en direct le cheminement de la création littéraire chez Jean Prévost, on voit aussi dans le Journal l’intérêt qu’il porte à l’actualité et aux grands enjeux de son temps, et son désir précoce d’y prendre une part active. Il confie parfois plus longuement ses hésitations et ses réflexions, relativement à l’Allemagne par exemple, au moment de la crise des Sudètes. Et lorsque les choses s’enveniment jusqu’à la déclaration de guerre, Jean Prévost ne se voit tout naturellement pas autre part que sur le champ de bataille : « Les services de la propagande me réclament. Je n’irai pas. Il faut faire une guerre décente. »
Dès septembre 1938, Jean Prévost, qui a accepté le risque de mourir au combat, rédige un premier testament (également reproduit ici) dans lequel il indique ses volontés d’auteur, ses textes à publier, mais on y remarque surtout sa farouche indépendance d’esprit et son refus de toute récupération posthume de sa pensée : « Je n’aime mon pays qu’en esprit ; je ne souhaite être utilisé pour aucune cause. » Un second testament sera rédigé dans le Vercors, en juin 1944, moins de deux mois avant sa mort.
Aux avant-postes face à l’ennemi, l’intellectuel Jean Prévost a su concilier jusqu’au bout l’action avec son travail personnel, gardant toujours plume et cahier – et même sa machine à écrire – à portée de main. Il soutint sa thèse sur Stendhal à Lyon en novembre 1942, le mois même où les Alliés débarquaient en Afrique du Nord, provoquant l’occupation de la zone libre par les Italiens et les Allemands. Membre du Comité national des écrivains, il poursuivit son travail de journaliste littéraire, tout en participant à la mise en œuvre du plan Montagnards conçu par son ami Pierre Dalloz : il s’agissait de transformer le massif du Vercors en bastion de résistance, destiné après la levée en masse à appuyer les troupes alliées dont le débarquement était attendu en Provence. On connaît la suite : c’est là que Jean Prévost, devenu « capitaine Goderville », trouva la mort le 1er août 1944, alors qu’il travaillait encore à son Essai sur l’inspiration et la création poétiques .
Jean Prévost avait de grandes ambitions pour lui-même : « Je ne suis pas encore le premier écrivain de ma génération », écrivait-il en 1939, mais il voulait « en deux ans [se] placer au même rang que les premiers » (il pensait, entre autres, à Malraux, Montherlant ou Saint-Exupéry). Cinq ans plus tard, son nom rejoignait la longue liste des auteurs disparus trop jeunes, laissant leur œuvre inachevée et de multiples questions sans réponse.
On sait gré à ceux qui veillent à arracher à l’oubli le souvenir et l’œuvre de Jean Prévost. Jérôme Garcin et Emmanuel Bluteau sont de ceux-là. La publication du Journal de travail, avec son appareil considérable de notes qui éclairent le texte, nous fait pénétrer dans la genèse d’une œuvre en même temps qu’elle constitue un outil précieux pour qui s’intéresse à la vie intellectuelle de l’entre-deux-guerres.