Cela se passe non loin de la forêt de Chevrotaine, dans le Jura. Il est question de têtes de sangliers, de chambres d’enfants dont des jumeaux, de deux amis aussi proches que des jumeaux, d’une grand-mère restée très tonique, de champignons marinés dans un bocal, d’eau-de-vie de mirabelle et d’opiacés. Les enfants des autres, de Pierric Bailly, est un roman qui égare, mais on aime être perdu. Et, pour reprendre la dernière phrase du roman, on a « envie de jouer ».
Pierric Bailly, Les enfants des autres. P.O.L, 208 p., 18 €
Quand tout commence, et tout n’est pas rien, Robert, alias Bobby ou Bobinette (il déteste son prénom, hérité d’un grand-père décédé la veille de sa naissance, et plus encore ses surnoms), Robert, donc, surprend son épouse Julie et son meilleur ami, Max, en pleine intimité. Ou plutôt, il voit Julie en train de boxer son sac de frappe pour détourner l’attention de Robert, tandis que Max reste caché. À la fin du roman de Pierric Bailly, ce n’est pas Julie qui boxe, c’est Alexa, l’épouse de Max, et cette fois-ci, la scène intime concerne Alexa et Robert. On pourrait penser qu’une boucle se ferme, que la même scène revient, mais non : tout au long des Enfants des autres, des scènes se sont répétées, et certains détails ont changé. On croyait que Max possédait un pick-up et Robert une 207 ; c’est l’inverse. Robert s’est présenté comme un « gentil mec » qui ne fume pas ni ne se drogue, fabrique des sorbets et des confitures ; ce n’est pas exactement ça.
On a senti, enfin, pendant une cinquantaine de pages combien Robert était attaché à Gaby, Jimmy et Hugo, ses trois fils, dont des jumeaux, on était même persuadé qu’il était le père modèle ; ce n’est pas le cas : il rêve d’être un père modèle mais ne convainc pas Julie d’avoir même un seul enfant avec lui. Mais on s’étonne comme lui que la chambre de Gaby et celle des jumeaux n’existent pas, et qu’à la place il y ait une chambre d’amis et un bureau pour Julie. Et puis on ne s’étonne bientôt plus, se faisant à l’idée que seul Max est père. Lequel passe au début pour un « beau gosse » et dans le coin, la région des lacs du Jura, « on dit plutôt beau gars pour les gens de [cet] âge » ; or c’est plutôt Robert, le beau gars. Bref, tout est piégé.
Le pire, c’est sans doute la soudaine disparition de Julie qui n’inquiète pas Robert et ne surprend pas plus que cela. Est-ce elle, ce corps en voie de décomposition retrouvé sur la commune de Chevrotaine, dans une forêt ? Encore faudrait-il que Robert soit marié avec cette femme qui travaille à l’office de tourisme du Jura, et rien n’est moins sûr. Mais, dans ce roman, rien n’est jamais sûr et le lecteur que je suis se dit aussi, avec Robert, que tout se passe « comme si je m’étais trompé de film ». Les amateurs de David Lynch, dont je ne suis pas, seront dans leur élément. Je suis un lecteur de Bailly, j’aime son apparente désinvolture, la façon qu’il a de parler de tout et de rien, mais de beaucoup au fond, avec simplicité, dans un style oral, plus travaillé qu’il n’y paraît, et qui convient souvent à son propos. Il le faisait dans Michael Jackson, son incursion de jeunesse à Montpellier. Et puis Vanessa, sœur du narrateur et fêtarde en ses jeunes années, a dû côtoyer les jeunes de Polichinelle, son premier roman situé dans le Jura. Ici, elle est devenue mère de famille, rangée, contrairement à ce « gosse » de Robert.
J’aime aussi la gravité de Pierric Bailly, en particulier dans L’homme des bois, récit consacré à la figure du père, déjà. Du père, qui revient ici, réel ou virtuel : Robert aimerait être père et Max l’est. Max envie la liberté de Robert, le fait qu’il n’ait aucune attache, que rien ne le contraigne : « Je voudrais me réveiller dans ton corps, dans ta vie », lui avoue-t-il. Les passages consacrés aux échanges entre les deux meilleurs amis nous mettent comme lecteur face aux émotions que provoque l’état de père. Robert le résume : « mélange de tout ça, de mièvrerie et d’apparente maturité, de fatigue et d’enthousiasme, de platitudes assommantes et d’émotions brutes, simples, sincères, qui a fini par me faire plier, par me convaincre de la nécessité pour moi aussi de me frotter à cette expérience ». Son grand-père a tout fait pour fuir l’état de père, s’occupant sans cesse à d’autres choses, pour son village, pour lui. De même, les parents de Max avaient des tâches à accomplir et laissaient les enfants à la charge des grands-parents. Bref, une affaire de génération qu’évoquait Pierric Bailly à travers son propre père dans le récit à la fois limpide et tortueux cité plus haut. Devenir père, franchir le pas qui transforme une existence, qu’on le veuille ou non, tel est l’un des thèmes de ce roman. Mais on s’en voudrait, ô combien, de réduire ainsi Les enfants des autres.
C’est d’abord un roman savoureux, presque au sens propre parce qu’il y est question de girolles marinées au vinaigre, de recettes locales, de boissons distillées dans des alambics pas tous légaux mais connus de tous, de Nicaragouaille très appréciée par Jeannette, la grand-mère de Robert, qui se remarie à près de quatre-vingt-dix ans avec Lucienne, sa voisine pour témoin, parce qu’on pourrait dresser la carte du coin, de Crançot à Montmorot ou Doncier et Saint-Laurent en Grandvaux et que cet ancrage rappelle des séquences de Passe montagne ou de Mischka, films de Jean-François Stévenin, ce qui crée une familiarité ou une complicité avec l’auteur. C’est un roman qu’on entend, dans lequel le dialogue, les échanges, jouent un rôle comparable à ce qu’on entend dans certains films de Tarantino, ou autour d’un poisson qui aurait laissé sa mauvaise odeur dans une voiture, dans The Irishman, de Scorsese : ça a l’air de ne servir à rien, mais on sait que c’est indispensable. L’atmosphère en dit plus que des faits.
C’est pourquoi on savoure aussi le romanesque : lire c’est goûter et cela demande du temps, une attention certaine à ce que l’on fait. La façon dont, l’air de rien, le narrateur distille des détails est en soi un plaisir. Ainsi, on s’arrête des pages durant sur une blessure au doigt. Robert se l’est faite en brisant un miroir dans un magasin en réfection : il abattait des cloisons, cassait des murs, un éclat de verre ne cessera de l’empoisonner, au point qu’il devra passer sur le billard. Il prend des cachets pour moins souffrir, des opiacés. Il se procure des boîtes dans tous les villages du coin à l’aide d’ordonnances falsifiées. Il n’est plus trop sûr de bien comprendre ce qui arrive, s’intoxique avec ces comprimés. Pour le reste, allez savoir : est-ce vrai, fantasmé ? Peut-on avoir confiance en ce narrateur qui dit aussi être incapable de mentir, mais qui se croit persécuté par les siens ? Dit-il tout ? Sinon, quand cache-t-il la vérité ?
En somme, vous finissez de lire ces quelque deux cents pages. Vous pensez avoir tout saisi, y compris le mystère de la forêt, près de Chevrotaine. N’avez-vous aucun doute ?