La sorcière et ses juges

Parmi les grands phénomènes d’hystérie collective, les procès de Salem en 1692 se soldent par dix-neuf pendaisons. En Europe, où les possessions démoniaques agitent les esprits depuis le début du siècle, où l’affaire des démons de Loudun coïncide avec une forte épidémie de peste, la dernière sorcière, au nom tristement prédestiné, Michée Chauderon, est pendue puis brûlée à Genève en 1652. Dans L’ombre du Diable, qui reparaît dans une nouvelle édition, Michel Porret se donne pour enjeu de montrer la construction sociale de ce cas judiciaire instruit au moment où l’incrimination pour maléfice devient problématique.


Michel Porret, L’ombre du Diable. Deuxième édition, revue et corrigée. Georg, 295 p., 27 €


Genève repentante dédiera une rue à Michée Chauderon en 2001. C’est une histoire exemplaire, selon le préfacier du livre de Michel Porret, Alessandro Pastore, qui met l’accent sur le mécanisme universel des procès en sorcellerie. Vingt ans plus tôt, le procès ne serait pas passé à la postérité. Vingt ans plus tard, il n’aurait pas eu lieu, le diable ayant cessé de paraître une explication crédible à la présence du mal.

L’auteur retrace minutieusement les étapes de son enquête, depuis les démarches pour obtenir l’accès aux documents des Archives d’État genevoises jusqu’à la description détaillée du dossier P.C. 3465 composé de dix-sept cahiers, son classement, et son contenu. Savoyarde catholique, veuve d’une cinquantaine d’années, Michée Chauderon est lavandière et guérisseuse. Après une précédente condamnation pour « paillardise » (une relation extraconjugale), elle est accusée cette fois d’avoir « mis des démons » dans le corps de plusieurs jeunes filles, et contrainte d’avouer sous la torture après que deux experts ont relevé sur son corps les marques du Diable. Signe de l’adoucissement des mœurs, bien que de nombreux récits affirment qu’elle fut brûlée vive, elle n’est réduite en cendres qu’une fois pendue et étranglée. Dans les années qui suivent, douze femmes accusées de délits similaires sont libérées ou bannies. Quelques décennies plus tard, à Genève, en France, en Angleterre, le maléfice est décriminalisé. La répression se reporte sur les devins qui tentent d’abuser le peuple en propageant des superstitions incantatoires.

Michel Porret, L’ombre du Diable

Chronique de Johann Jakob Wick (XVIe siècle)

Contrairement à d’autres dossiers de sorcières, celui de Michée Chauderon a échappé au feu, alors que les traces de sa vie ont été soigneusement effacées de l’état civil, comme son corps privé de sépulture. Or, dixit Foucault, toute « vie infâme » opposée à celle des Hommes illustres en dit long sur le contexte normatif d’une époque. Son cas isolé après vingt-six ans de clémence pénale intrigue les historiens. Nombre d’intellectuels déplorent cette faille anachronique dans le modèle de tolérance protestante. Voltaire dénonce ses juges et « l’imbécillité barbare » des procès en sorcellerie. En 1771, une gazette anglaise associe brièvement son souvenir à un autre bûcher, celui où Calvin fit brûler Michel Servet en le dénonçant comme hérétique. Les féministes suisses du XXe siècle comblent les vides de sa biographie et l’héroïsent, non sans lourds anachronismes, souligne Porret. Car, ironie suprême, tous les témoins à charge du procès étaient des femmes en colère, « le conflit est à l’intérieur du genre féminin ». Sur fond de luttes pour l’égalité des sexes menées par des collectifs américains, français, italiens, la sorcière de  l’époque moderne devient tour à tour « la figure sociale du combat des femmes », l’emblème d’un procès à charge contre les puissants, ou, à l’occasion du tricentenaire de Calvin, la victime de polémiques confessionnelles. Depuis 1652 jusqu’à nos jours, elle fait l’objet d’une « mise en patrimoine politique et égalitaire […] au prix de saisissants schématismes ».

Face à ces appropriations abusives, Michel Porret entend replacer les pièces à conviction dans leur contexte social et culturel. Un chapitre intitulé « L’imaginaire du mal » brosse en détail l’univers mental horrifique des croyants au Diable. Au sabbat, raconte le magistrat démonologue Pierre de Lancre, Satan régale ses hôtes de charogne, chairs de pendus bouillies ou putréfiées, cœurs d’enfants non baptisés, animaux immondes, viscères de cadavres, « le tout insipide et sans sel ». Il s’accouple avec tous, déchaîne instincts homicides, délires, postures obscènes, hallucinations, tout cela rythmé par des hymnes morbides à la gloire des damnés. Ainsi dopés, ses adeptes partent « bailler le mal » à la ronde, contaminer les sources d’eau vive, faire mourir les humains et le bétail, révolter les victimes désespérées contre Dieu.

Michel Porret, L’ombre du Diable

« Le Sabbat des sorcières », d’Hans Baldung (1508)

Or, selon l’humaniste Johann Wier, les sorcières sont de pauvres vieilles « tourmentées de mélancolies », les vols nocturnes et autres sabbats de simples hallucinations. Il récuse les thèses absurdes du Malleus maleficarum, mais Jean Bodin y adhère et l’accuse d’impiété : les sorcières ont avoué, c’est la preuve judiciaire indiscutable de leurs crimes. Pour ses juges protestants, l’éducation papiste de l’inculpée a prédéterminé sa chute dans le mal. Le cartésien Jean-Robert Chouet déplore son procès : crédule, timide, Michée Chauderon s’est laissé convaincre de sa culpabilité, victime d’accusatrices apeurées et superstitieuses. Voltaire en fait une cause célèbre, dénonce la collusion universelle du judiciaire et du religieux. L’aliéniste Paul-Louis Ladame, disciple  de Charcot, premier éditeur du procès, y voit d’abord une page ténébreuse du savoir médical.

La construction de l’ouvrage suit plusieurs pistes qui ne cessent de se croiser, peut-être l’effet de la douzaine de collaborations citée en page de titre. On avance en crabe, avec force allers et retours entre les sources, les faits, leurs interprétations successives et leur postérité littéraire, force formules ressassées – procédure inquisitoire, lèse-majesté divine, accalmie pénale, culture du péché, viol légal, pensée magique, violence  expiatoire, conjuration dévotionnelle, environnement pathogène, imaginaire social, désenchantement du monde, repentance mémorielle et j’en passe. Le  fil du raisonnement de Porret s’y enlise parfois au point qu’on oublierait presque le but de son édition, « apporter un matériel judiciaire utile pour l’histoire de la grande chasse aux sorcières en Europe moderne, ce point noir de la première modernité ».

Michel Porret, L’ombre du Diable

Un bûcher dans la presse de Zurich (1533)

Les deux procès reproduits in extenso en fin de volume dépassent tout commentaire. Au départ, les experts interrogés sont prudents : les cris et hoquets de la première jeune fille à qui Michée Chauderon aurait « baillé le mal » ne suffisent pas à prouver une possession démoniaque. Les dépositions concordent sur divers points : les huit femmes qui l’accusent l’ont convoquée au chevet de la possédée et l’ont suppliée de lui préparer un potage pour la soulager en étouffant les démons – un bouillon de pain, de beurre et de sel pratiqué en sorcellerie blanche –, d’y mettre tout ce qu’elle voulait y compris de la suie ou du poison, or elle a refusé et nie tout contact physique avec la jeune fille puis hésite, se contredit.

On apprend en passant qu’une lampe a disparu chez une de ses clientes, lampe qu’elle a rapportée « sans avoir eu aucune dispute », et elle avoue avoir perdu du linge. Serait-ce la cause de leur hostilité ? Possible, mais le vol n’est pas retenu parmi les fautes qui lui sont imputées. A-t-elle voulu se venger ? Aucun des « faits » évoqués n’est probant, seules les intentions qu’on lui prête l’incriminent. « Crier mercy » en s’adressant à la malade donne à croire qu’elle faisait appel à des instances supérieures ambigües. Elle hurle et saigne quand on lui enfonce des aiguilles dans le corps mais une tache repérée reste apparemment insensible, ce qui conduit à l’étape suivante, le supplice de l’estrapade, désigné pudiquement dans les minutes par « un trait de corde » ou « une secousse ». Après quoi elle reconnaît que la petite ombre évoquée lors d’un précédent interrogatoire devait être celle du Diable, qui a maintenant pris la taille d’un gros chien. S’est-elle donnée à lui, a-t-elle obéi à ses injonctions, non, non, et oui elle en demande pardon à Dieu. Au fil des interrogatoires et des mises sur la sellette, elle accepte sans plus de réserve la version suggérée de ses méfaits.

Implacable, glaçant, l’engrenage des délations, « preuves » scientifiques, intime conviction, torture, aveux, la  façonne en coupable idéale, ce mécanisme judiciaire qu’Arthur Miller exposait dans The Crucible pour dénoncer les méthodes du maccarthysme. Après l’affaire Chauderon, « l’hypothèse démonologique devient fragile, caduque, anachronique, insensée, conclut Porret. Les démonologues ont perdu la partie, les juges s’en détournent ». Jusqu’à la prochaine crise de croyance.

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