Le test de Turing

Ian McEwan s’attaque dans son nouveau roman à l’intelligence artificielle, soulevant comme à son habitude des questions morales complexes. Une machine comme moi est un roman à plusieurs facettes, tout à la fois dystopie, uchronie et réflexion sur l’écriture.


Ian McEwan, Une machine comme moi. Trad. de l’anglais par France Camus-Pichon. Gallimard, 400 p., 22 €


Londres, 1982. Après des études inabouties, Charlie Friend, jeune trentenaire, tâche de subvenir à ses besoins en spéculant en bourse sur son ordinateur. Il vit dans un appartement miteux sur la rive sud de la Tamise. L’héritage qu’il touche lui permet de s’offrir l’un des robots les plus coûteux et les plus élaborés qui soient, un humanoïde appelé Adam. 1982 a dans cette fiction devancé le XXIe siècle sur le plan technologique, grâce notamment à Alan Turing, qui dans cette version de l’histoire est un héros de guerre et un scientifique renommé dont l’homosexualité ne dérange plus personne. Au début du roman de Ian McEwan, Margaret Thatcher est bien Première ministre et la guerre des Malouines bat son plein. Cette réécriture du passé dénonce-t-elle des erreurs historiques ou met-elle en garde contre un scénario encore pire ?

Charlie est le propriétaire d’une « machine comme [lui] » : caprice de geek qui voulait le dernier gadget high-tech ? goût de l’expérimentation pour cet ancien étudiant en anthropologie ? Tout cela peut-être, mais pas seulement : il veut façonner ce modèle avec Miranda, sa voisine, à qui il propose de configurer certains paramètres. Dès les premières pages, le narrateur rappelle que la création d’un humanoïde est un vieux fantasme, déjà exploré par Mary Shelley dans Frankenstein, et que l’arrivée de telles créatures a été imaginée des centaines de fois. Ce riche historique de l’imaginaire ne suffit pas entièrement à expliquer pourquoi Charlie a tenu à faire l’acquisition d’Adam. Celle-ci lui permet aussi de projeter Miranda dans un rôle de co-créatrice, de les projeter, elle et lui, dans le rôle d’un couple parental.

Ian McEwan, Une machine comme moi

Ian McEwan (2006) © Jean-Luc Bertini

Il devient l’amant de Miranda, mais Adam aussi, ce qui permet à McEwan d’imaginer un ménage à trois d’un genre nouveau. Mais hors de question de s’installer dans quelque chose de trop convenu ; Adam accepte docilement de ne plus avoir de rapports intimes avec Miranda et se contente de composer des haïkus par dizaines pour lui exprimer son amour. Pourtant, il est capable de violence et brise le poignet de Charlie quand celui-ci tente de le désactiver. Pour compliquer encore les choses, un petit garçon, Mark, fait irruption dans cette maisonnée après que Charlie a tenté de lui venir en aide au parc : ses parents n’étant plus aptes à s’en occuper, il est pris en charge par les services sociaux, et Charlie et Miranda caressent le rêve d’être ses parents adoptifs.

Afin de s’assurer que les choses peuvent mal tourner de différentes manières, McEwan incorpore à Une machine comme moi certains de ses ingrédients favoris : secret, viol, mort violente. Les personnages sont amenés à faire des choix, à porter des jugements, à agir, mais qu’est-ce qui les guide ? Leurs émotions, leur sens moral ? Adam, qui s’avère très précieux pour augmenter les ressources financières de ce foyer d’un nouveau genre, peut-il l’être aussi dans ces autres domaines ?

Sans tout révéler, on peut affirmer que le roman, s’il ne manque pas de touches d’humour, est assez noir. Pourtant, McEwan semble se livrer à un jeu : références littéraires multiples (Shakespeare bien sûr, mais pas seulement), références à ses propres œuvres (la plage de Chesil, l’intérêt de l’enfant) et, au-delà de ces clins d’œil sur la forme, un jeu qui invite le lecteur à trouver les différences entre l’année 1982 qu’il connaît et celle qu’il a sous les yeux, et des ressemblances entre ce 1982 fictif et le présent.

Visiblement, McEwan ne pouvait pas ne pas écrire sur le Brexit (après ce roman, il a écrit The Cockroach, une longue nouvelle sur le Brexit qui parodie Kafka) et il imagine une Grande-Bretagne avide de larguer les amarres de ce qui s’appelait dans les manuels d’histoire la Communauté européenne. La figure d’Alan Turing l’intéresse depuis longtemps, il a écrit en 1980 une pièce intitulée The Imitation Game, nom que Turing a donné à un jeu pour trois joueurs ; dans la première version, un joueur interagit par écrit avec deux autres qu’il ne voit pas et il doit déterminer qui est l’homme et qui est la femme. Dans la deuxième version, Turing suggère qu’un ordinateur suffisamment avancé pourrait jouer le rôle de l’un des joueurs cachés ; on est proche du test de Turing qui tente de différencier l’homme de la machine.

Ian McEwan, Une machine comme moi

Qu’est-ce qui les différencie au juste ? La capacité à ressentir des émotions ? Probablement pas ; Adam se dit amoureux, le personnage de Turing parle de « la tristesse des machines ». La conscience ? Non plus : Adam n’est-il pas un « réplicant » (comme dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, le roman qui a inspiré le film Blade Runner) conscient de sa durée de vie limitée ? Quelques indices laissent entendre que les machines, contrairement aux enfants, n’entendent rien au jeu : elles apprennent de manière systématique, connaissent parfaitement les règles et peuvent battre n’importe quel humain aux échecs ou au go, mais n’ont pas le sens du jeu auquel on joue pour jouer, sans enjeu. Leur sens de l’humour n’est pas non plus très développé.

Est-ce donc une question de créativité ? Adam compose des haïkus, mais est-ce là une création artistique ou le produit d’un algorithme sophistiqué ? Grand lecteur, il prophétise la mort du roman : « Presque tout ce que j’ai lu dans la littérature mondiale décrit divers exemples d’échec humain […] Mais quand le mariage de l’homme et de la femme avec la machine sera total, cette littérature deviendra superflue, parce que nous nous comprendrons trop bien les uns les autres. […] Je suis sûr que nous chérirons la littérature du passé, même lorsqu’elle nous horrifiera. Nous regarderons en arrière, et nous nous émerveillerons du talent avec lequel les auteurs d’autrefois peignaient leurs propres défauts et tissaient des fictions géniales, voire optimistes, à partir de leurs conflits, de leurs travers monstrueux et de leur incompréhension mutuelle ». Une description qui pourrait convenir à Une machine comme moi ; McEwan se donne une postérité ironique. Jouant sur le thème du double, il crée des situations où Charlie et Adam se confondent, notamment quand le père de Miranda, auteur mineur et traducteur oublié, croit qu’Adam, capable de disserter sur John Donne, est le compagnon humain de Miranda et Charlie, qui se présente comme un spécialiste de l’électronique et fait preuve de bien moins de flamboyance verbale, la machine. Mais de là à entretenir le doute sur l’identité du narrateur, il y a un grand pas que McEwan ne franchit pas. C’est Charlie que l’on suit de page en page, comme dans les livres-jeu dont le héros dessiné porte le même nom.

Ce roman, l’histoire d’une série d’erreurs, du côté des humains mais pas seulement, dessine enfin le spectre d’un avenir qui condamne l’espèce à la chaleur et à l’oisiveté. Réchauffement climatique et développement numérique se conjuguent pour créer une société délétère, ce qui donne d’autant plus de relief à la question centrale : un androïde créé pour étudier les meilleures possibilités et élaborer les meilleurs systèmes peut-il s’accommoder de la médiocrité humaine ? Et s’il ne le peut pas, est-il plutôt une menace pour lui-même ou pour l’humanité ? Comme dans les meilleurs romans de McEwan, ni perdants ni gagnants ici, mais le jeu en vaut la chandelle.

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