Le premier Choix Goncourt du Royaume-Uni a été attribué à Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois, lauréat du même prix en France. La présidente du jury d’étudiants, Professor Dame Marina Warner, a prononcé le discours suivant à l’occasion de la proclamation du nom du lauréat à la Résidence de France.
Lorsque la date de la présente cérémonie a été choisie, personne ne savait qu’une élection cruciale aurait lieu au Royaume-Uni. À la lumière de ce qui est arrivé, je me sens impuissante et effrayée face à l’avenir. Je suis donc fière de marquer un moment de solidarité franco-britannique et d’être ici, sur le territoire français, dans ce pays. L’esprit de la culture européenne, construit sur le terrain commun de l’imagination et d’histoires enchevêtrées depuis si longtemps, est tendu, mais ne rompra pas. Maintenant, grâce aux bons offices de Son Excellence Mme Catherine Colonna, ambassadrice de France, et de ma collègue et amie Catriona Seth, titulaire de la chaire Maréchal Foch à l’université d’Oxford, une version du prix Goncourt des étudiants est arrivée dans cet archipel.
Le comité du prix Goncourt a établi un forum pour les jeunes lecteurs du grand public, le Goncourt des lycéens. Au cours des 32 années écoulées, le programme s’est étendu. Au sein de la francophonie et au-delà – de la Pologne ou du Maroc au Liban et à la Roumanie – et maintenant, pour la première fois ici, au Royaume-Uni, des jeunes gens ont choisi leur lauréat Goncourt. L’anglosphère est un retardataire à cette fête, et nous qui demeurons ici devons consacrer une attention accrue à la manière dont les choses se font en France. Les arts et les lettres, la culture et la pensée intellectuelle, ont leur propre énergie, quoi que fassent les dirigeants. Alors que nous sommes nombreux à être francophiles jusqu’à la moelle des os, la politique gouvernementale récente en Angleterre a conduit à des décisions désastreuses dans nos écoles – sans parler d’autres domaines. L’apprentissage d’une seconde langue est devenu optionnel il y a quelques années, ce qui a entraîné une chute considérable des effectifs dans l’enseignement public à tous les niveaux. Il reste à d’autres institutions et à d’autres individus de résister. La Royal Society of Literature, que je préside, a eu à cœur d’étendre les débats autour des livres et de développer la communauté des lecteurs. En 1916, nous avons mis sur pied un comité « Entente » [en français dans le texte] pour garder ouverts les canaux de communication avec les écrivains à l’étranger, en dépit de la guerre. Le Choix Goncourt avec des représentants d’universités des quatre nations du Royaume-Uni qui promeut des discussions autour de la littérature française actuelle parmi les étudiants ne pourrait être plus précieux, ni mieux tomber.
Les frères Goncourt, Edmond et Jules, étaient inséparables. Ensemble ils ont tissé une toile de connections sociales à travers les mondes littéraires et artistiques du XIXe siècle : ils ont fondé un salon baptisé le grenier dans leur villa d’Auteuil et ils ont tenu des dîners littéraires – les cancans allaient bon train au restaurant Magny. Jules est mort 26 ans avant Edmond, mais Edmond a continué de vivre en entretenant la flamme de son frère. Et son legs a permis de fonder l’Académie Goncourt et le célèbre prix. Avec son cercle de dix juges et ses conclaves mensuels autour d’un excellent déjeuner dans un restaurant parisien, le prix continue d’être à la hauteur du train qui était celui des Goncourt. Les juges disposent de leur propre couvert individuel gravé en vermeil – le meilleur en termes esthétiques et littéraires est de mise ! Le prix du lauréat – 10 euros symboliques – ajoute une ultime touche de sprezzatura aristocratique. Nous avons de la chance de bénéficier du rayonnement de cette tradition ce soir à Londres : à notre manière grossière de rosbifs, nous pouvons tenter d’en tirer une leçon.
Les quatre écrivains de la dernière liste, et que nous avons lus, résonnent avec les écrits des concepteurs du prix de manières qui nous apprennent quelque chose sur le rôle de la fiction de nos jours. Les auteurs scrutent l’humanité, ils supposent un univers accéléré, mondialisé et sans pitié. Ils n’accordent aucun respect aux piétés et bons sentiments de convention : le Jésus de Nothomb est humain jusqu’au bout de ses impulsions sexuelles. Avant tout, ces livres explorent les esprits de leurs narrateurs, vivant dans la voix sur la page, comme s’ils étaient présents lors de scènes qui auraient réellement eu lieu. Ce sont des fictions qui ont pour intention de se présenter comme des témoignages, des chroniques, des mémoires, des confidences réelles, qui nous seraient livrés par les auteurs. Dans les cas de Jean-Luc Coatalem, La part du fils, et d’Olivier Rolin, Extérieur monde, les auteurs fouillent des histoires familiales et suppléent par l’imagination lorsque la matière manque. Soif, rédigé à la première personne comme par Jésus lui-même – excusez du peu – alors qu’il subit sa passion et sa crucifixion, peut laisser croire qu’Amélie Nothomb y est et que c’est à elle que cela arrive. Jean-Paul Dubois, qui a remporté le prix Goncourt en France cette année pour son roman à visée large Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, ne présente pas son histoire comme personnelle, mais réussit tout de même à donner à entendre quelque chose de convaincant, en termes autobiographiques, d’une église protestante au fin fond de Skagen aux mines d’amiante du Canada et à l’entretien détaillé d’un ensemble immobilier. Les écrivains cherchent et atteignent un effet de réel.
À une époque affligée par des témoignages instables, voilà qui nous rappelle de manière éclatante le pouvoir suprême qu’ont les mots à faire surgir une illusion solide : le problème des « fake news » ne serait pas ce qu’il est si nous avions une meilleure compréhension de la ruse intrinsèque de la littérature. Souvenez-vous qu’Einstein disait : « si vous voulez rendre un enfant intelligent, lisez-lui des contes de fées ; si vous voulez rendre votre enfant plus intelligent, lisez-lui plus de contes de fées ». Il voulait dire que ces histoires contiennent une sagesse immémoriale, et il faut dire que, si la fiction nous équipe pour comprendre le monde grâce à ce qu’elle nous montre, plus de fiction nous permet de mieux percevoir le jeu de l’invention dans tous les rapports et représentations.
Avec leur Journal, commencé en 1851, écrit d’une seule voix à quatre mains, à l’instar d’un duo pour piano, les frères Goncourt ont choisi le mode de la capture immédiate en haute résolution. Chaque nuit, de retour des innombrables soirées, pièces et autres événements auxquels ils ont assisté, ils se mettaient à raconter l’histoire de ce dont ils se souvenaient : ils saisissaient leur cercle sur le vif – Edmond déclara qu’ils voulaient « faire revivre auprès de la postérité nos contemporains dans leur ressemblance animée, […] les faire revivre par la sténographie ardente d’une conversation, par la surprise physiologique d’un geste, par ces riens de la passion où se révèle une personnalité ». Julian Barnes – comme bien d’autres avant lui – fait son miel de leur extraordinaire compte rendu de la vie parisienne dans son livre récent The Man in the Red Coat (L’homme au manteau rouge). Il admire la manière dont le Journal dresse de leur époque un portrait « souvent scabreux, richement détaillé, drôle, cancanier et de toute évidence sans filtre ».
Vous aurez senti combien ces buts sont romanesques, combien les Goncourt étaient explorateurs du caractère humain et des tensions sociales. C’étaient des raconteurs du présent qui pratiquaient une sténographie ardente. Il faut bien entendu prendre le Journal avec un grain de sel si on vise des preuves ou un témoignage, mais il est pour ainsi dire hors pair si on cherche des aperçus divertissants et mondains. Il est significatif qu’Edmond ait déclaré : « L’histoire est un roman qui a été, le roman est l’histoire qui aurait pu être. » (Journal, 24 nov. 1861) Les frères étaient des réalistes documentaires qui s’inscrivaient dans la tradition du naturalisme scientifique du XIXe siècle, mais ils reconnaissaient que ce qu’on ressent comme réel n’est pas la même chose que la réalité. Comme l’observe Barnes : « Tout ce qu’ils rapportaient, ils le rapportaient de manière véridique, même si ce qu’on leur avait raconté n’était pas forcément vrai » (« Everything they recorded was truthfully done, even if what they had been told was not necessarily true », Barnes, p. 77).
Le roman français est d’une richesse unique en matière de portraits sociaux nuancés – je ne peux pas être seule parmi les lecteurs des Liaisons dangereuses à avoir cru, au premier abord, que l’histoire racontée par Laclos était absolument véridique.
Deuxièmement, et pour terminer, une observation très différente. Les shortlists fonctionnement comme des fanaux sur l’estran alors que nous, lecteurs, dérivons à travers une tourmente de « prière d’insérer » et de notices publicitaires, d’étals de libraires et d’interrogations en ligne. La poignée de juges qui les dressent sont les clefs de ces choix – leur pouvoir est immense, leurs points de vue l’expression de goûts individuels. Pour étendre la conversation actuelle vers différentes sociétés et d’autres milieux, il est vital d’entendre d’autres opinions, d’autres voix. Lire est une activité sociale – on oublie trop souvent que parler d’un livre fait partie du plaisir –, qu’on soit d’accord ou non à son propos (même quand on ne l’a pas lu !). Nous avons eu la chance d’entendre certaines de ces voix tout à l’heure. Deux étudiants sont venus de Belfast, de Cardiff, Saint Andrews, Aberdeen, Warwick, Oxford et Cambridge ; ils ont débattu des ouvrages de la dernière liste des Goncourt au sein de leurs universités et ont présenté des rapports incisifs. Nayden Tafradzhiyski et Chiara Costantini d’Aberdeen ont défendu La part du fils. Ils ont loué l’étendue des questions soulevées à travers la figure spectrale du grand-père disparu. D’abord soldat dans les colonies françaises, puis résistant, il incarne, selon eux, de nombreux aspects de l’histoire française, et le roman réussit à communiquer puissamment la perte et le silence. Les autres contingents ont choisi, à l’unanimité, Tous les hommes… (et l’université d’Aberdeen a été contente de se ranger à ce choix). Le livre a été loué pour « son intelligence et sa délicatesse », l’étendue des scènes présentées, son dynamisme narratif et ses états d’esprit entre tristesse et humour ; Bénédetta Piolanti, de Cardiff, a mis en lumière, de manière très perspicace, la critique éco-politique dramatique de Dubois par sa représentation d’un édifice résidentiel, du rôle du propriétaire absent et du mercantilisme. Dans l’évaluation générale qui suivit, les juges ont cependant conclu que le niveau général de la liste les avait déçus et qu’elle n’accordait pas de place aux voix les plus stimulantes de la littérature française actuelle. Leur message aux Dix : peut mieux faire !
(Traduit de l’anglais par Catriona Seth)