Archives et manuscrits (5)
Pour cette nouvelle livraison d’« Archives et manuscrits », chronique tenue collectivement par les chercheurs de l’ITEM [1], Micheline Hontebeyrie présente le Cahier « Août 1933 » de Paul Valéry, récemment édité. Une parution qui constitue en soi un événement.
Un cas d’espèce
Resurgi d’un parcours obscur, le Cahier « Août 1933 », acquis par la Bibliothèque nationale de France aux enchères du 26 septembre 2003 à l’hôtel Drouot, est forcément revêtu d’une aura singulière. Inédit authentique, son absence de l’imposante édition en fac-similé [2], ainsi que de toute reproduction, intrigue. Traces vives d’une réflexion exercée chaque matin par Paul Valéry de 1894 à 1945, les quelque 260 cahiers connus ne gageaient-ils pas, depuis un demi-siècle, l’infrangibilité du monument ?
L’édition typographique, qui reproduit l’aspect du cahier original, donne à vérifier pour la première fois les caractéristiques dont nos travaux depuis plusieurs décennies soulignent la pratique et l’intérêt. La disposition des fragments sur la page, les espaces laissés vierges, les hésitations, les suspens, les biffures, reports et ajouts, rendent évidente la non-linéarité d’une écriture qui obéit aux fulgurances de la pensée.
Un autre regard
D’emblée, bien avant l’accord éditorial, un cahier d’écolier d’un format identique à celui de l’auteur recueille ma transcription, qui calque de façon stricte la graphie du texte. La saisie sur fichier Word libère pour l’équipe Valéry de l’ITEM la connaissance des fragments ; et leur étude critique peut se mettre en place, sous la conduite de Nicole Celeyrette-Pietri, tandis qu’elle mène en parallèle l’achèvement du tome XIII des Cahiers 1894-1914.
Cette mise en regard imprévue d’un cahier des années 1930 et des cahiers de 1914 se révèle à tous égards féconde. En 1933, le statut public de Paul Valéry a évolué de façon spectaculaire, jalonnant sa vie d’instants et de rencontres mémorables. Et à la recherche abstraite, jadis presque exclusive, se mêlent désormais des notes que teinte un substrat intime ou dans lesquelles se répercutent, elliptiques, les échos du monde actuel.
Alors que les événements de 1914 ne se profilaient qu’à peine dans l’écriture, le Cahier « Août 1933 » laisse percer des bribes d’une actualité anxiogène. La paix en Europe, pour Valéry, doit reposer sur un rapprochement franco-allemand ; or, par les plus célèbres de ceux qui ont dû fuir l’Allemagne nazie (Albert Einstein, Thomas Mann), il sait que se prépare un nouveau cataclysme. La personnalité de Hitler, au pouvoir depuis janvier 1933, et l’instauration d’un régime brutal le révulsent, leur emprise sur les individus offusque sa raison [3].
Un creuset génétique
L’écriture des Cahiers fait partie intégrante des « aventures » d’un Moi manœuvrier dont la quête inlassable est « comparable à une navigation [4] ». Ses essais, ses tâtonnements, sont autant d’exercices permettant d’orienter la voile.
Le temps de réflexion protéiforme se dote d’un rôle profondément germinatif. Dialogue certes avec soi-même, mais qui se nourrit aussi, en filigrane, de la communication avec autrui. Certains de ces germes concourent à l’infinie recherche tendant à définir un « temps vrai » ou s’efforçant d’atteindre au « Secret de la prose [5] ».
D’autres sont ferments d’incidence immédiate. Tel l’appel au modèle wagnérien pour traduire « la douleur » liée à l’« intense sensation d’intimité » que génère la relation d’amour innervant les proses poétiques d’Alphabet. Ou encore, infusant le Degas Danse Dessin en cours d’écriture, les notes télégraphiques sur le langage (« Vénerie », « Cunas ») ou « la volonté » et « l’intelligence » dans l’art.
Flagrance de « L’Artiste-poète »
Que l’on se figure Paul Valéry, à l’aube, devant son cahier avec tasse de café et cigarette allumée ‒ dont la cendre parfois troue le papier. À « La Polynésie », propriété amie où il séjourne alors, sa fenêtre s’ouvre sur le paysage méditerranéen qui lui est cher. Ses impressions de poète affleurent, infiltrant la réflexion : « la plaine de la mer se fait plus visible – prend couleur à partir de la nuit » ; ou mieux, s’annoncent : « Je fais quelques vers au réveil », stimulés par l’ « aurore […] vraiment vermeille » et « le vert aigre des pins ». Observés à la lunette, deux petits voiliers viennent colorer les pages. La tentation diariste, ne se redoutant plus, fertilise le terreau scriptural : « Décrire ce qu’on a vu, éprouvé », c’est « fabriquer au moyen d’éléments discrets qui peuvent entrer dans ∞ autres combinaisons » la représentation de « propriétés du moment original ».
Réinséré à sa juste place, le Cahier singulier « Août 1933 » invite à apprécier d’un regard neuf la densité fondatrice de ces « contre-œuvres » matutinales [6]. Reflet d’un mois de pensée et de vie, il témoigne de la richesse inchoative de l’écriture valéryenne.
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Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS).
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Les 29 volumes (plus de 27 000 pages) des Cahiers en fac-similé furent édités par le CNRS entre 1957 et 1961.
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Jugement catégorique : « fascisme, bolchevisme et nazisme sont des idolâtries primitives à ingrédients mystiques » (Cahiers, vol. 16, p. 814 : déc. 1933). Cf. cette note abrupte de 1935 : « Vois-tu : tous les hommes qui ont exercé une puissance affective sur les masses sont des tarés. » (BnF ms, NAF 19034, f. 342).
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Ces citations et celles qui suivent sont extraites du Cahier « Août 1933 ».
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Voir aussi Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie, « Incidences génétiques des Cahiers de Paul Valéry », Genesis 32/11, p. 75-83.
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« Ces cahiers sont mon vice. Ils sont aussi des contre-œuvres, des contre-fini » (Cahiers, vol. 20, p. 678).