Questionnant l’usage de ce mot désormais passe-partout et son antagonisme présupposé avec l’art conventionnel, la galeriste Isabelle Alfonsi propose de « construire les lignes d’un art queer » pour donner un autre avenir à l’art contemporain.
Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation. Construire les lignées d’un art queer. B42, coll. « Culture », 160 p., 22 €
Sous ses dehors de manifeste, Pour une esthétique de l’émancipation offre cet immense avantage d’être parfaitement discutable dans ses propositions tout en étant difficilement contestable dans l’état des lieux que dresse son autrice. En préférant l’articulation théorique à la digression polémique, Isabelle Alfonsi donne à son essai un ton qui accorde au lecteur la possibilité de réfléchir et de discuter posément chacun des arguments qu’elle présente.
Dans le contexte actuel et sur de tels sujets, la pente était glissante, et la volonté de produire une littérature de combat eût été légitime. Mais c’est sur un autre plan qu’Alfonsi situe, dès son avant-propos, ses analyses, en se prévalant notamment de la pensée de sa préfacière, la philosophe Geneviève Fraisse, qui, écrit-elle, lui « a permis de comprendre comment transformer une réflexion sur la domination en réflexion sur l’émancipation ». Transformation que l’autrice situe sur le terrain de l’histoire de l’art contemporain sans quitter pour autant celui du féminisme, en ménageant un espace commun, celui de l’art queer dont elle se propose ici d’amorcer une histoire.
De manière récursive, l’art queer agit en effet aux yeux d’Alfonsi comme un révélateur de « ce sur quoi l’Histoire de l’art jette un voile pudique : les corps sexués et désirants, la création collective, les affects partagés à l’origine des œuvres, les effets d’exclusion ». Sur ce point, la pratique a précédé la théorie sans pour autant réorienter véritablement « le grand récit de l’Histoire blanche, hétéronormative, validiste et bourgeoise » qui informe l’essentiel de l’histoire de l’art, fascinée par les génies individuels et soudainement perplexe, pour ne pas dire indifférente, face aux collaborations artistiques.
C’est pourquoi, assure Isabelle Alfonsi, l’adoption d’« une pensée queer émancipatrice » permettrait de déjouer le mythe « de l’artiste isolé (au masculin puisque la figure du génie rejoue indéfiniment le système de la différence sexuelle), celui de la division de l’art en disciplines constituées en bloc solides, et celui d’une différence fondamentale entre l’activisme et l’art ». Toutes distinctions qu’abolit la vision queer en tant qu’elle désigne, selon les termes de son théoricien David Halperin, une « identité désessentialisée et purement positionnelle ».
Ce qui pourrait être un premier sujet de discussion. Comment la désignation d’une situation identitaire fluctuante (l’autrice déclarant elle-même : « j’aime être un flux », ce qui n’est peut-être pas la plus heureuse des formulations mais a au moins le mérite de la clarté), comment pareil rejet, donc, est-il ramené dans l’orbe de la nomination par un mot-étiquette qui pourrait aisément se convertir en mot-fétiche ? Mais là n’est sans doute pas l’essentiel, ne serait-ce que parce que la question de la résistance à la convention se fera plus cruciale dans les passages que l’autrice consacre aux œuvres.
Avant cela, Isabelle Alfonsi, elle-même galeriste, examine les conditions d’exposition desdites œuvres, et s’en prend avec Thomas McEvilley au modèle du white cube qui s’est imposé dans la plupart des galeries d’art contemporain du monde, où le visiteur se trouve conduit – plus que séduit – dans « une chambre esthétique », selon l’expression de McEvilley, dans la mesure où « le white cube soutient le mythe que nous nous y tenons essentiellement en tant qu’êtres spirituels ».
Certes, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir le loisir de se comporter en pur esprit après une rude journée de travail ; et déconstruire le caractère illusoire, voire factice, de la soi-disant neutralité spatiale d’une galerie a pour vertu de dévoiler les présupposés sociaux, pour ne pas dire les préjugés de classe, qui président à son aménagement. Toutefois, n’y a-t-il pas quelque danger à refuser en bloc les possibilités qu’autorise ce genre d’illusion qu’est l’espace d’une galerie, le temps d’une visite ?
Alfonsi s’intéresse davantage pour sa part, parmi les artistes et parmi ceux qui les étudient, à « des personnes mettant en avant leur partialité au lieu de l’ignorer », revenues de la croyance en la possibilité de parler « depuis nulle part », et s’adressant à un public considéré lui aussi comme une « personne entière avec des affects, des humeurs et des engagements et non comme spectateur.rice de l’art désincarné.e ». Encore une fois, le « nous » universitaire a si souvent masqué un « nous » communautaire que la revendication d’écrire une histoire de l’art depuis un « « nous » – encore utopique peut-être – d’une communauté en formation », comme le précise Isabelle Alfonsi dans son glossaire, a quelque chose de franc et de réjouissant.
Dans sa formulation pourtant se devine aussi l’autre versant d’une contradiction possible. D’un côté, il faudrait que chacun expose et définisse son identité avant que de parler ou de créer ; de l’autre, il faudrait que l’assignation identitaire ne détermine pas la parole ou la création de chacun, puisque celles-ci permettent précisément de redéfinir en permanence les identités. On comprend bien que dire d’où l’on parle n’est pas la même chose que de déclarer qui l’on est ; mais on comprendrait aussi que la demande de répondre à l’une comme à l’autre exigence puisse être pareillement ressentie comme une façon de river l’autre à ce qu’il est ou à ce que l’on voudrait qu’il soit. Or c’est justement dans cet écart, cette schize, ce jeu, que peut se loger une distance critique vis-à-vis des œuvres elles-mêmes, recul qui n’est évidemment pas absent de l’essai d’Alfonsi, mais qu’elle semble quelquefois suspendre.
Dans le cas de Michel Journiac, par exemple, qu’Isabelle Alfonsi relie dans le chapitre 3 au mouvement de libération homosexuelle français et au sida, elle rappelle que l’artiste fut « élève du séminaire » et que « le vocabulaire religieux traverse tout son travail », au moins depuis la performance intitulée Messe pour un corps, en 1969, où, selon elle, son auteur prend « au pied de la lettre la conception du white cube comme église ». Mais Alfonsi s’arrête là, sans examiner dans quelle mesure cette littéralité qui pousse Journiac à confectionner une hostie avec son propre sang relève potentiellement moins de la profanation que de l’exacerbation du rite de l’incarnation, et sans voir qu’elle serait par conséquent plus prompte à provoquer des schismes que des révolutions.
L’approche d’Isabelle Alfonsi a pour elle de ne pas réduire l’œuvre de Journiac à cette dimension, et d’en explorer la complexité en en montrant aussi l’urgence dans le contexte postérieur de l’épidémie de sida à laquelle se greffe, aux États-Unis notamment, une politique réactionnaire visant à intimider toute forme d’expression queer consciente de la responsabilité qui incombe à un art activiste dans la lutte contre la maladie. En ce sens, Alfonsi réussit à écrire une histoire de l’art des singularités dans laquelle le singulier est la condition, et non l’adverse, du politique. Elle fait par là la preuve qu’un travail de recontextualisation et de remémoration est porteur d’une charge critique permettant de contrecarrer l’effacement sociographique dont sont l’objet les œuvres queer, en particulier celle de Felix González-Torres, et qui vise le plus souvent à en « permettre une plus large commercialisation ».
Un tel constat, sur lequel on peut bien tomber d’accord, élude cependant la question de la capacité des œuvres à résister, par elles-mêmes, à ces méthodes de neutralisation et de réappropriation. Il ne fait, par exemple, aucun doute, comme le suggère Isabelle Alfonsi, que l’esthétisation à laquelle recourt Robert Mapplethorpe dans ses photographies de pratiques sexuelles considérées comme déviantes soit une stratégie efficace pour les inscrire dans le domaine de l’art. Logiquement, son efficacité pour les prémunir contre l’esthétique dominante est beaucoup moins certaine.
Reconnaître avec l’autrice que le minimalisme, dont le white cube est issu, s’est lové avec d’autant plus d’aisance dans une vision chic et pure de l’art que ses objets étaient apparemment coupés de la subjectivité de leurs auteurs ne signifie pas que l’investissement de celle-ci dans la corporéité des artistes queer évite la fascination que suscite la monstration d’un corps sexué ou souffrant, d’autant moins qu’en Occident elle peut se prévaloir de toute une tradition iconographique, elle aussi d’extraction chrétienne.
Si d’éminentes critiques d’art, comme Catherine Millet, peuvent aujourd’hui croire défendre la liberté artistique aussi bien qu’un héritage culturel en revendiquant le « droit à se faire importuner », revendication symptomatique, comme le note Alfonsi, d’« une approche libertaire du sexe oublieuse des effets de domination [qui] conduit presque mécaniquement à la défense des dominants », c’est précisément en s’appuyant sur cette parenté entre certaines des formes de l’art queer et les formes d’art dominant qui les ont récupérées. L’enrayement des tactiques de subversion n’est pas seulement l’effet de la puissance du marché, il peut aussi résulter d’une impuissance de l’œuvre. Sur ces sujets, l’histoire de l’art comme l’esthétique se privent d’une partie de leur pouvoir critique si elles sous-estiment les capacités du formalisme à discerner les indices stylistiques de la domination qu’elles entendent contrer.