Il est bien difficile, aujourd’hui, de se retrouver dans le flot des publications sur la crise de nos démocraties. Un tri drastique s’impose, tant sont nombreux les essais de circonstance qui restent à la surface des choses. Démocratie ! Hic et nunc, issu d’un dialogue entre le philosophe Jean-Luc Nancy et le journaliste Jean-François Bouthors, se justifie par l’urgence, selon les auteurs, de « comprendre ce qui est nécessaire pour prévenir une sortie de la démocratie ». À la crise profonde qu’elle traverse de manière patente, ils pensent pouvoir répondre par une élucidation proprement philosophique de sa signification.
Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc. François Bourin, 216 p., 19,90 €
Les auteurs s’essaient, pour commencer, à une synthèse historique très rapide, de la Grèce ancienne jusqu’à la régression démocratique des pays d’Europe de l’Est trente ans après l’effondrement du système soviétique. Elle rappelle, pour l’essentiel, des faits bien connus. Ils s’efforcent ensuite de cerner la nature de la démocratie, multipliant pour ce faire des références, pas toujours contextualisées et parfois approximatives, aux classiques de la philosophie politique. De ce fait, l’essai de Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy intègre de nombreux emprunts, dont on ne perçoit pas toujours la cohérence, à des auteurs très différents.
Bouthors et Nancy présentent d’abord, de manière habituelle, la démocratie comme le régime de l’autonomie par opposition à l’hétéronomie. C’est là, en effet, la position des Modernes depuis Rousseau : la démocratie répond à l’exigence du peuple de se gouverner par lui- même. Il s’y donne ses propres lois au lieu de les attribuer à une source transcendante à partir de laquelle elles s’imposent à lui comme de l’extérieur. Les deux auteurs ne s’en tiennent toutefois pas à cette distinction classique. Ils éprouvent le besoin de la relativiser, car, affirment-ils, la démocratie a besoin elle aussi, de recourir à un principe par lequel « la communauté institue ou reconnaît ce qui en elle-même et d’elle-même la dépasse ». Ainsi, ce serait en fait l’auto-transcendance qui caractériserait ce régime. Tout en notant au passage qu’il s’agit d’un oxymore, les auteurs tiennent à faire de ce néologisme une clef de leur compréhension de la démocratie. C’est la marque de toute pensée dialectique : forcer les contraires à la réconciliation. La démocratie est, insistent-ils, le régime d’une « transcendance immanente ». Pourtant, une telle expression ne résiste pas à l’analyse logique. Ou bien un peuple se donne à lui-même, en le sachant, les lois auxquelles il obéit, ou bien il les attribue à une source extérieure appartenant à un ordre supérieur à l’ordre humain. Il n’existe pas, à cet égard, de moyen terme ou de synthèse possible.
Bouthors et Nancy précisent ensuite leur idée en recourant à la notion d’écart. Ils sont, sur ce point, largement redevables à Claude Lefort, devenu une référence obligée dans la pensée politique française. La démocratie ne peut pas, selon eux, se maintenir dans les limites de l’autonomie, car elle existe, c’est là son principe fondamental, dans un écart essentiel avec elle-même. La communauté démocratique se nourrit de cette impossibilité de coïncider avec soi. Au plan diachronique en particulier, elle est différance, au sens de Derrida.
Cette thèse implique l’idée contraire d’une identité absolue, à laquelle aucune réalité sociale ou historique ne correspond. Il n’y a, en effet, de question de l’identité d’une entité que dans la mesure où celle-ci change avec le temps, comme le fait valoir Vincent Descombes dans Les embarras de l’identité (Gallimard, 2013). Toute société est nécessairement historique. Pour clarifier cette idée d’une non-coïncidence de la société moderne avec elle-même, il faudrait en fait se tourner vers la philosophie des Lumières, celle qui institue et valorise la critique. C’est Kant, en particulier, qui légitime le libre usage public de la raison. Dans cette perspective, le rapport entre la société présente et l’avenir dans lequel elle se projette n’est pas celui d’un dépassement de soi au sens d’une improbable transcendance immanente. Il tient au fait que les idéaux abstraits ou les valeurs générales auxquels se réfère une société posent continûment des problèmes de concrétisation. La société des Modernes est une société engagée dans un travail permanent de détermination de ses idéaux, quitte à les réviser ou à les mettre radicalement en cause. Elle n’écarte donc pas a priori la possibilité que de nouveaux principes soient imaginés et adoptés.
D’une manière générale, Bouthors et Nancy proposent une conception singulièrement éthérée de la démocratie. Par exemple, écrivent-ils : « ‟Démocratie” est d’abord le nom d’un régime de sens dont la vérité ne peut être subsumée sous aucune instance ordonnatrice ou gouvernante mais qui engage entièrement l’‟homme” en tant que risque et chance de ‟lui-même”. Ce premier sens n’emprunte un nom politique que de manière accidentelle et provisoire. » Ainsi décrite, la démocratie devient une réalité et une question métaphysiques. Nancy avait déjà formulé cette idée dans son très bref essai Vérité de la démocratie (Galilée, 2008). On y lisait que la démocratie « n’est pas une forme politique du tout, ou bien et à tout le moins n’est-elle pas d’abord une forme politique ».
Dans une approche typiquement heideggérienne, les concepts politiques s’effacent et sont subordonnés à une quête essentielle de sens. La démocratie cesse alors d’être une question de philosophie politique, c’est-à-dire un problème régional aux implications pratiques. De là une curieuse grandiloquence face à ce qui est présenté comme une menace pesant sur l’existence même de la démocratie.
La conception des auteurs a aussi le défaut d’être non sociologique. La société démocratique est implicitement définie en termes de relations intersubjectives entre des singularités individuelles, non entre des individus sociaux, comme il conviendrait. Ainsi, le principe d’« inéquivalence généralisée », qui « traduit simultanément que tous sont radicalement égaux et qu’ils le sont un par un, du seul et même fait qu’ils sont chacun, singuliers et incommensurables, autrement dit : inéquivalents ».
Dans cette formulation et d’autres semblables, la délibération entre les citoyens d’un régime démocratique semble pouvoir se dérouler sur la base de la rencontre entre de purs sujets définis par les deux principes formels de liberté et d’égalité. Cette définition de la démocratie est une abstraction qui ne correspond à aucune réalité historique. Les philosophes grecs le savaient bien qui ne séparaient jamais la question des institutions politiques du type d’homme qui leur convenait, la question de la politique de celle de l’éducation des citoyens – Bouthors et Nancy mentionnent une seule fois (p. 183) la question de la paideia, terme grec qui désigne grosso modo la socialisation et l’éducation explicite à la fois.
Les conflits n’ont lieu, en démocratie comme ailleurs, que sur fond de ce qui est partagé socialement et culturellement par les individus membres d’une communauté. À ne pas appréhender la question de la démocratie relativement à ses conditions sociales, Bouthors et Nancy sont conduits à des définitions anhistoriques comme celle-ci : « La démocratie […] est d’abord l’expression d’une poussée interne à l’humanité pour ne plus subir un destin et acquérir au contraire une forme de maîtrise de son existence » ou encore, dans une étrange annexe, à détecter des sources de l’esprit démocratique dans les trois grandes religions monothéistes.
La réponse des auteurs à la crise actuelle des démocraties réside finalement, face au retour de l’esprit d’hétéronomie, dans « l’auto-transcendance de la communauté démocratique ». Elle laissera songeur plus d’un lecteur. C’est là une idée toute théorique ; non pas, comme on l’attendrait, des propositions pratiques. Lorsque, au demeurant, nos deux auteurs abordent la question au plan proprement politique, c’est pour rejeter « l’utopie » de la démocratie directe et affirmer, de manière traditionnelle, « la nature représentative de la démocratie » en raison de « l’incapacité du peuple à être son propre souverain ». On ne voit guère, d’une manière générale, comment ces considérations pourraient donner lieu à de quelconques propositions politiques. Au fond, la seule chose sensée qu’on peut y entendre est un appel à ne pas retomber dans l’état de minorité, au sens de Kant, de faire donc un usage critique de sa raison et d’agir en conséquence.