À chacun son Sade ?

La vie et les œuvres de Sade ont fait l’objet de mille appropriations, par des écrivains aussi divers que Georges Bataille, les surréalistes, Pierre Klossowski, Roland Barthes, Maurice Blanchot, Jean-Jacques Pauvert, Annie Le Brun ou Éric Marty. Dans le texte court de Gérard Macé, Je vous offre le néant, l’accent est mis sur Sade lui-même, l’homme et l’écrivain, et les différentes polémiques qui ont entouré son œuvre depuis plus de deux cents ans.


Gérard Macé, Je vous offre le néant. Gallimard, 144 p., 19 €


Dans ce qui se lit comme une série de notes de lecture, il est rafraîchissant de ne voir aucune tentation chez Gérard Macé d’utiliser Sade comme un véhicule pour transmettre ses propres idées. Au contraire, il se concentre sur la valeur littéraire de Sade, un aspect souvent négligé par ceux qui, depuis leur perchoir, se précipitent pour moraliser à son sujet.

Le bandeau du livre nous implore de « Lire Sade ». Mais qui est le Sade que Gérard Macé nous incite à lire ? Et pourquoi faut-il lire Sade aujourd’hui, à notre époque de plus en plus moralisatrice ? Gérard Macé nous propose une lecture de Sade qui se concentre sur les textes eux-mêmes, ne s’intéresse pas à la transgression chez Sade, et ne relève pas de l’idolâtrie. La tentative de Macé balaie les polémiques et nous parle de l’écrivain majeur qu’est Sade.

Avant d’aborder les textes eux-mêmes, Macé tient à séparer l’homme et l’œuvre. Il cite un article du New York Times où il est dit  « qu’on signale dans les musées, à l’aide d’un logo spécial, les toiles dont les auteurs auraient abusé des femmes, à commencer par Egon Schiele et Picasso », pour nous mettre en garde contre la tendance actuelle qui ne sépare pas l’artiste de son œuvre. Cette tendance peut avoir des conséquences graves pour la littérature ainsi que pour tous les arts – récemment, l’attribution du prix Nobel à Peter Handke a suscité une vive polémique à cause de la décision du lauréat de témoigner, en tant qu’écrivain, sur ce qui s’est passé en Serbie pendant la guerre de Yougoslavie (peu important que son éditeur allemand ait scrupuleusement réfuté chaque accusation en se concentrant, ce qui est rare aujourd’hui, uniquement sur les faits).

Gérard Macé, Je vous offre le néant

Le marquis de Sade, par Charles Amédée Philippe van Loo (1760)

Pour Macé, on a bien le droit de juger, mais ce jugement doit être esthétique, et surtout pas moral. Un jugement moral enlève la liberté de la lecture, une liberté qui imprègne tout ce que Sade a écrit. Pourtant, pour arriver à un jugement esthétique, il faut, comme le bandeau de ce livre nous y encourage, lire Sade ; mais quel Sade ?

Deux manières de lire Sade sont proposées par Gérard Macé. On peut « le lire comme un martyr de l’athéisme […] qui a payé de longues années d’emprisonnement des actes délictueux, mais plus encore son amour de la liberté. Le lire en héritier des philosophes, ceux de l’Antiquité comme ceux des Lumières ». Macé voit en Sade un enfant du siècle des Lumières – Sade qui possédait soixante-dix tomes des œuvres de Voltaire dans sa bibliothèque en prison, et à qui l’on a refusé Les Confessions de Rousseau (ce qui l’a rendu furieux) – et un écrivain ayant balayé la religion et la peur de Dieu au profit de la raison et surtout de la liberté.

Le titre du livre, Je vous offre le néant, est tiré de Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Ce néant, présent partout dans l’œuvre de Sade et créé par l’absence de Dieu, est le moteur de toute son œuvre, ce qui à la fois autorise et oblige chaque personnage sadien à agir comme quelqu’un de libre, obligé d’exprimer justement cette liberté, souvent en transgressant les différentes morales de l’époque. Au sujet de l’absence de Dieu, les liens entre Sade et Nietzsche sont omniprésents dans le livre, que ce soit l’absence de Dieu ou le refus de la moralité chrétienne, mais ils ne sont jamais explicitement mentionnés par Macé, à part le jeu de mots sur le titre d’un des livres les plus importants de Nietzsche : « Le monde de Sade est humain, trop humain si l’on veut, mais quand bien même on réprouverait son imagination, on ne peut nier que son auteur, lucide entre tous, met en scène une humanité entièrement responsable. »

Ce monde littéraire créé par Sade était effectivement une mise en scène de sa philosophie, que ce soit sa philosophie montrée métaphoriquement sur scène dans ses livres ou littéralement sur la scène pendant son emprisonnement à Charenton. Macé évoque bien l’importance de la scène, une manière de représenter justement ses idées philosophiques, un monde littéraire sans Dieu, où Sade pouvait pousser les limites de ce que veut dire être libre : « Il continua jusqu’à la fin de ses jours, entres autres à Charenton, lieu de son dernier internement, comme si ce qui le séduisait avant tout était la représentation. Et s’il a bâti des théâtres privés, partout où il vécut, c’est que la scène lui était nécessaire : scène proprement théâtrale, et mise en scène de l’acte sexuel. »

Il manque peut-être au livre de Gérard Macé, qui se lit comme une (brève) biographie de Sade ou plutôt comme un journal de lectures, un fil conducteur. La valeur littéraire de l’œuvre dans le contexte du monde littéraire d’aujourd’hui n’est pas assez soulignée. La littérature française produit aujourd’hui des « œuvres » qui, pour beaucoup d’entre elles, paraissent avoir oublié ce qui s’est passé dans le monde littéraire au cours du XXe siècle (et même parfois avant). Certaines maisons d’édition, autrefois à la pointe de tout ce qui était nouveau et important dans la littérature, ne publient aujourd’hui que des textes caractérisés par l’autosatisfaction ou des romans qui auraient pu être écrits à l’époque de Balzac. C’est la raison pour laquelle Sade est aujourd’hui plus important que jamais. C’est un grand styliste, capable de nouveauté et d’audace, et qui place la littérature à la hauteur de cette exigence.

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