Corps perdus

Saisissant témoignage sur l’action de terrain d’un groupe de médecins légistes italiens mobilisés depuis 2013 pour identifier les migrants noyés en Méditerranée, le livre de Cristina Cattaneo est aussi un plaidoyer. Naufragés sans visage démontre combien cette reconnaissance de la dignité des morts est indispensable pour prendre soin de ceux qui ont survécu, et en appelle à l’implication des institutions internationales.


Cristina Cattaneo, Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée. Trad. de l’italien par Pauline Colonna d’Istria. Albin Michel, 224 p., 19 €


Face aux violations des droits de la personne, face à la mort de masse qui, sous l’effet de politiques migratoires drastiques, sont devenues réalités fréquentes aux frontières européennes et méditerranéennes, détourner le regard n’est plus de mise. En tout cas, dans certains secteurs de la société civile, de la recherche scientifique, de la création littéraire et artistique, parcourus par des voix singulières ou des mobilisations de groupes qui tentent des formes d’intervention et des tonalités d’écriture permettant de dire et d’agir. Ces prises de parole et d’écriture appartiennent aussi à une conjoncture plus large, où ne sont pas rares celles et ceux qui recherchent de nouvelles alliances entre l’ancrage dans l’action sociale de terrain et le renouvellement de la tradition du témoignage oculaire, comme genre narratif et comme engagement éthique devant l’histoire quand se profilent des tournants décisifs et délétères.

Aussi ne se retrouve-t-on pas en terrain découvert avec Naufragés sans visage, où Cristina Cattaneo relate le travail accompli depuis 2013 par son groupe de médecins légistes et d’experts en sciences forensiques pour identifier les cadavres des migrants noyés au large de l’Italie. C’est-à-dire pour tenter de rendre à chacun d’eux, morts dans l’anonymat, une individualité, un visage, une existence civile, une dignité. La traduction française du récit de cette mobilisation italienne croise, en effet, plusieurs publications importantes restituant des initiatives comparables menées sur d’autres rivages méditerranéens [1].

D’où vient alors la portée singulière de ce témoignage ? Elle tient sans doute à ce que les terrains d’opération et les appuis spécifiques de ce combat apparaissent d’abord comme à front renversé. Voici, en effet, une intervention de type humanitaire qui se déploie à travers des milieux travaillant au carrefour de dispositifs médicaux, policiers, judiciaires et même militaires, que l’on aurait plutôt tendance à situer parmi les pierres angulaires du pouvoir contemporain : celui qui procède à l’identification continuelle des individus et des flux de personnes, qui scrute et administre les corps tout au long de l’existence, celui aussi qui utilise les ressources humaines et technologiques policières, ou militaires, pour transformer les frontières terrestres et maritimes en écran de surveillance et de verrouillage inégalitaire du droit de circulation.

Cristina Cattaneo, Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée

Et pourtant, c’est précisément parce que ce groupe est situé là, aux lisières entre pouvoir et savoir, entre inspection et protection, entre énigmes de la vie et obscurités de la mort, qu’il a d’emblée pris conscience de l’importance de cette mission humanitaire, aux objectifs que beaucoup n’ont d’abord pas compris, ou en tout cas pas considérés comme prioritaires. Si ces professionnels sont très vite convaincus qu’il faut consacrer des moyens matériels, scientifiques, administratifs et judiciaires pour retrouver des restes humains, renflouer les épaves de rafiots chavirés, recouper inlassablement une multitude d’informations jusqu’à ce qu’en surgissent des patronymes et des pistes pour joindre leurs familles, c’est qu’ils savent d’expérience que l’identification d’un mort a de multiples raisons et de cruciales implications.

Raisons symboliques, bien sûr : refuser aujourd’hui de laisser sans nom les cadavres des migrants engloutis dans les flots et dans les abysses de l’oubli, c’est continuer, pour les personnes venues de loin, à agir comme pour les disparus européens, en réaffirmant le sens universel de l’existence et des droits humains quelles que soient les distances, la diversité des nationalités et des cultures. Implications sociales et juridiques également. Car, comme l’exercice de leur métier dans le cadre d’affaires criminelles ou de catastrophes naturelles et aériennes l’a maintes fois démontré, l’identification des morts est indispensable pour prendre soin des vivants, afin qu’ils échappent à l’incertitude sur le sort de leurs proches, fassent leur deuil et puissent avancer sans entrave supplémentaire dans une vie sociale et économique où, sans même parler de franchissement des frontières, partout et sans cesse sont demandées les preuves administratives du décès de ceux qui manquent dans les familles : pour éventuellement adopter leurs enfants, se remarier, obtenir quelques aides ou indemnités, transmettre des biens même de valeur modique.

En outre, depuis de nombreuses années déjà, dans le cadre de leur laboratoire milanais, ces médecins légistes s’étaient souvent retrouvés au cœur des enjeux liés à la protection des migrants. Souvent sollicités par l’appareil judiciaire pour des expertises médicales sur la personne de demandeurs d’asile, ils avaient pu éprouver combien, dans le maquis souvent inextricable de l’application des droits théoriquement reconnus aux réfugiés, le sort d’un individu ou de sa famille pouvait tenir à un acte médico-légal venant objectiver certains signes corporels (indiquant notamment l’âge d’un mineur, l’existence de blessures ou de traumatismes subis avant l’exil) et certifier une identité sociale appelant protection.

On sait depuis longtemps que le laboratoire du médecin légiste, carrefour de maintes failles de l’humanité, constitue un espace où peut se déployer une conscience aigüe de ce qui dysfonctionne dans la société et met en péril les valeurs qui la fondent. Cristina Cattaneo nous montre jusqu’où peut mener cette conscience à vif : à un engagement humanitaire en direction des migrants les plus vulnérables, sans hésitation et contre tout atermoiement. Car les objectifs de cette équipe qui opère des mois durant sur deux naufrages, l’un près de Lampedusa, l’autre au large de la Sicile, dépassent le cadre local et consistent à mettre au point un protocole d’action reproductible et applicable partout où c’est nécessaire.

Cristina Cattaneo, Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée

Cristina Cattaneo © Marcello Paternostro/AFP

Tel a été le choix de cette équipe : agir tout de suite, sur le terrain, pour contrer les arguments ou arguties des réticents ou des indifférents et s’allier avec ceux qui, peu nombreux, ont l’opiniâtreté des convaincus. L’intérêt particulier de Naufragés sans visage tient donc aussi à ce que ce livre nous apprend sur les façons de se mobiliser dans une conjoncture politique et géopolitique très fluctuante et souvent contraignante. Il montre comment une poignée de scientifiques est parvenue à utiliser tous les espaces d’action disponibles dans son habituel cadre administratif et académique et, à force de ténacité et de rationalité minutieuse, a pu les élargir et forger de nouvelles chaines d’action humanitaire. C’est ainsi qu’ils ont rapidement été rejoints par d’autres volontés venues de la société civile italienne et internationale ou, ce qui peut sembler plus inattendu, déjà présentes et mobilisables dans certaines institutions italiennes, qui ont fourni les appuis logistiques indispensables, notamment le Commissaire pour les personnes disparues nommé par les gouvernements italiens de ces années-là et la Marine militaire italienne qui, à cette époque aussi, avait déjà été mobilisée pour le sauvetage en mer des migrants, dans le cadre de la très officielle opération « Mare Nostrum ».

Actuellement, les changements politiques en Italie rendent peu probable la perpétuation d’appuis gouvernementaux pour de telles opérations. Ce témoignage résonne donc comme un plaidoyer, qui en appelle à l’engagement des institutions internationales dont le soutien est indispensable à l’ampliation du protocole d’identification des noyés et à la diffusion des informations en direction des familles.

Dans l’attente de ce qui n’est toujours pas d’actualité, Naufragés sans visage contribue, à sa façon, à la composition d’un mémorial pour les victimes d’une situation migratoire désastreuse. Précisément parce qu’il ne se limite pas à raconter les étapes d’un combat humanitaire fait d’élans, d’attentes, d’avancées et d’inévitables retours à l’incertitude, mais veille aussi à rendre à ces corps noyés, victimes de la géopolitique et de la politique bien autant que des flots, quelques éclats de vie. Cristina Cattaneo y parvient, dans une démarche à mi-chemin entre l’anthropologie et le récit du quotidien des gens ordinaires, en décrivant, au plus près des formes et des textures, les vêtements et les objets trouvés dans les poches ou à même le corps des noyés. Patiemment rassemblés, minutieusement briqués et scrutés, systématiquement classés et photographiés, ces vêtements et objets ont d’abord servi d’indices pour les procédures d’identification et de reconstitution des réseaux géographiques ou familiaux.

Mais vestes et tee-shirts encore colorés, casquettes, téléphones, stylos, bijoux, objets de piété de toutes confessions, livres ou sacs à dos expriment aussi la remarquable proximité entre les migrants et les sociétés qu’ils tentent d’atteindre, contredisant tant de discours qui les renvoient à une altérité indépassable. Tandis qu’un sachet de terre ramassée avant le départ, des papiers administratifs ou des certificats scolaires cachés et efficacement protégés dans la doublure des vêtements suggèrent les craintes, les espérances, les atouts aussi, qui accompagnaient la décision d’émigrer. Redonner vie à ces corps et à ces espoirs fracassés au milieu de la Méditerranée, redonner corps aux valeurs de l’accueil et au mot d’humanité, c’est toute la force de ce témoignage inoubliable.


  1. Notamment le livre du Collectif Babels, publié par Carolina Kobelinsky et Stefan Le Courant, La mort aux frontières de l’Europe. Retrouver, identifier, commémorer, Le passager clandestin, 2017. Voir aussi Françoise Lestage, « Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences humaines et sociales (2012-2018) », Critique internationale, 83, 2019/2, p. 193-203.

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