L’imagination des malades

Ce qui est nommé reste en vie est une partition formée d’un thème et d’une suite de variations jouant sur le point de vue, le ton, le rythme et la mélodie. Le thème de Claire Fercak est funeste : il a pour nom « glioblastome », une maladie foudroyante qui provoque une profonde dégénérescence du cerveau. Les modulations, elles, sont d’une infinie souplesse et forment une longue élégie écrite pour conjurer le scandale de la perte, une plainte sourde, dense, émise d’une série de chambres intérieures et de chambres d’hôpital.


Claire Fercak, Ce qui est nommé reste en vie. Verticales, 160 p., 16 €


Le livre de Claire Fercak est composé avec diligence. Il fait alterner des chapitres qui s’adressent à « vous » et des chapitres intitulés ou surmontés par un numéro de chambre. Les premiers sont les fragments d’un monologue intérieur insolite et noir comme la nuit. Ils décrivent et sondent la douleur de la disparition et l’intimité de la mort, du mort, mais à la deuxième personne du pluriel, d’où la naissance d’une voix inusitée, déplacée, une musique originale, faite de tons et de demi-tons. Puis, soudain, c’est « on », ou un passage qui semble extrait d’un manuel de médecine ou de psychologie : la voix se fait plus neutre, plus objective en apparence. Et que dire des refrains en italique qui ponctuent chacun de ces fragments de monologue : eux seuls sont écrits à la première personne et trouent la peau de ce « vous » faussement distant et faussement poli. La mort brise les codes et brutalise les apparences.

Claire Fercak, Ce qui est nommé reste en vie

Claire Fercak © Francesca Mantovani/Gallimard

Ces jeux de pronoms et de voix créent une impression confuse, diffuse, souvent envoûtante. On ne sait jamais exactement qui parle. Est-ce l’auteure, elle qui dédie son livre « À Maman » ? Sans doute un peu : les séquences scientifiques et pratiques laissent penser que Claire Fercak a vécu ce qu’elle « chante ». Est-ce son double, une autre qu’elle-même, un témoin ? C’est indécidable, mystérieux, alors même que la précision des mots, qu’ils appartiennent à la médecine ou aux sentiments auscultés, est porteuse d’une grande vérité et d’une absolue sincérité.

La qualité principale de ces pages est leur extraordinaire capacité à écouter, analyser, rendre compte de la douleur, de ses retournements, de ses paradoxes, de ses sales tours, de sa force… Il est rare de pouvoir dire qu’un auteur « sur-écrit » sans que cela soit dépréciatif. C’est ce qu’ose Claire Fercak : elle sur-écrit, appuie, insiste, n’hésite pas à accumuler les adjectifs, les verbes, à user de grands mots, des « incommensurable », « insondable », « accablante sensation », à évoquer « cette nuit gorgée d’espérances déçues et de découragements refoulés ». Étonnamment, pourtant, jamais elle ne s’appesantit. Son lyrisme est contenu, maîtrisé. Il est brisé par le découpage des chapitres que nous avons souligné dès le début. Il est soutenu par la méditation métaphysique qui va avec l’accompagnement des défunts : méditation sur le temps, sur le deuil dont l’auteure récuse le travail et les « prétendues étapes », sur les souvenirs à venir, sur la fin qui n’est pas un marqueur mais « une durée, une longueur, c’est une douleur qui s’étend encore, qui prend possession des patients plus violemment ». Le livre est ponctué de pensées saisissantes, d’observations cruelles, révoltées, ou plus douces. Il recèle une réflexion d’autant plus pénétrante qu’elle conjugue l’analyse et l’émotion, la raison et la sensibilité.

La gravité de l’ensemble est également pondérée par les percées d’humour et les ruptures de style. Le texte reprend son souffle dans les chapitres intitulés « Chambre X » ou « Chambre Y » qui sont des collages de remarques et de micro-récits de patients délirants, métamorphosés par la dégénérescence de leur cerveau. Temps, espace et logique sont dégondés ; les verrous du sens ont sauté. Les propos les plus saugrenus jouxtent les questions les plus simples (« Tu peux m’habiller, s’il te plaît ? ») et les traits les plus cocasses (« J’ai passé une nouvelle IRM ce matin. Est-ce qu’on y voit mes idées noires ? »). Ce sont des séquences brèves, folles, des assemblages de propos lancés par des êtres sans visage, anonymes, mourants. Elles couvrent deux ou trois pages, pas plus. L’auteure est pudique, elle ne fait preuve d’aucune complaisance et ne cherche pas à séduire le lecteur. Du cœur du cauchemar surgit l’inopiné. Du plus profond de l’agonie naissent des fusées agencées suivant une parfaite économie par Claire Fercak, qui révèle « un sens de l’humour nouveau, sauvage et fin », comme un des patients.

Claire Fercak, Ce qui est nommé reste en vie

« Arbres dans le parc de l’hospice Saint-Paul » de Vincent Van Gogh (1889)

Plus inattendue encore, une dimension merveilleuse surgit. Des forêts et des voitures volantes naissent dans l’imagination des malades. Des « voûtes verbales » apparaissent sur le papier. Des ronces poussent en tous lieux, des roses sauvages, de l’aubépine, et dans le crâne des malades. La puissance du conte est convoquée parce que « l’invraisemblable [y] est vécu et accepté ». Une patiente vous touche ? Elle devient « la belle au bois dormant parce que vous vouliez que sa longévité avoisine celle de la pérennité du conte ». En vain. La mort est en vie, elle rampe et se développe comme le végétal, comme le vivant. Un paradoxe stupéfiant que le livre magnifie et nomme « genèse maléfique ».

Ce qui est nommé reste en vie est un livre précieux mais plein, ouvragé, triste, un éventail qui réserve de la beauté et de vrais instants de poésie. Il émane d’une jeune écrivaine dont l’oreille et la plume aiguës se confirment à chaque page. Ce n’est pas un livre consolateur ni réparateur, c’est une tentative de remémoration, un essai visant à capter un fragment d’éternité. « Comment pérenniser cet amour inaugural, fixer son miracle et le perpétuer, le déployer dans ce monde hasardeux de l’après-mort ? », demande l’étrange narratrice-vous.

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