L’imagination de Raymond Roussel

On se rappelle le fameux paragraphe sur les voyages dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, monument testamentaire de 1932 où Raymond Roussel dévoile – ou prétend dévoiler – les secrets de fabrication de ses œuvres les plus énigmatiques. Après avoir noté qu’il a beaucoup voyagé (en fait, parcouru le monde entier, ce que lui permettait son immense fortune), il ajoute, comme étonné : « Or, de tous ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la chose méritait d’être signalée tant elle montre que chez moi l’imagination est tout. »


Raymond Roussel, La doublure, La vue, Impressions d’Afrique, Locus Solus, L’étoile au front, La poussière de soleils, Nouvelles impressions d’Afrique, Comment j’ai écrit certains de mes livres. Édition établie et présentée par Patrick Besnier et Jean-Paul Goujon. Préface de Yann Moix. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 344 p., 32 €


En effet, dans les textes qui relèvent du « procédé », notamment les deux récits princeps de Raymond Roussel que sont Impressions d’Afrique (1910) et Locus Solus (1913), les références géographiques et historiques foisonnent, mais presque jamais à des pays ou à des événements réels, repérables sur un atlas ou grâce à une chronologie et, dans le cas contraire, jamais en faisant appel à des « choses vues » en quasi-reportage, comme celles de Hugo, ou à des épisodes avérés par la tradition et la recherche.

Le ton remarquablement assertif de la narration roussellienne est toujours celui du début, sans réplique possible, du sixième et dernier des « Documents pour servir de canevas », ensemble de projets littéraires que l’auteur juge suffisamment important pour demander qu’on le substitue à sa confession destinée à être posthume. Sixième document qui commence ainsi : «  En 1877, la révolution éclata en Bélotine. »

Raymond Roussel Romans Collection bouquins

Raymond Roussel (1932)

Terre d’imagination, la Bélotine (chez Littré, l’adjectif « bellot » signifie « qui a quelque beauté » ou « qui fait le beau », ce qui caractériserait assez bien et dans les deux acceptions Roussel le dandy, effectivement très beau garçon et maniaque de la toilette) n’attirerait pas autrement l’attention si la mention d’une date (1877) et celle d’un événement (la révolution) ne renvoyaient d’emblée à l’auteur lui-même (né cette année-là) et à la révolution esthétique que son génial procédé propose selon lui à l’avenir de la littérature.

Ne lit-on d’ailleurs pas, quelques lignes plus loin, qu’à l’occasion de ce mouvement qui met à bas la royauté « on créa, dans un but d’émulation, L’Étoile du Civisme, que reçut, sous la forme d’une cicatrice faite sur la tempe droite au fer rouge, quiconque s’était signalé de la façon voulue » ? « Quiconque », non pas, mais bien Roussel lui-même, créateur de L’étoile au front en 1925 et qui, lors de la crise d’extase de ses dix-neuf ans (coïncidant avec la découverte du procédé et soignée par le psychiatre Pierre Janet), vivait dans l’obscurité afin que les rayons échappés de son cerveau en ébullition ne vinssent pas embraser le monde.

L’affaire est donc entendue. Il n’y a rien à comprendre chez Roussel, rien qui corresponde à une quelconque prise de contact, encore moins de position, avec et sur la réalité extérieure au moi le plus claquemuré dans sa singularité. Aucun des rayons lumineux que produit sans trêve son imagination ne saurait éclairer quoi que ce soit du donné trivial : nature, société, psychologie, rien de ces banalités récurrentes qui constituent la vie de tout le monde et de chacun (sauf si ce chacun se nomme Raymond Roussel et fait non pas de son moi comme totalité mais de sa mécanique cérébrale la matière unique de ses livres) n’aura droit de cité dans l’œuvre la plus autarcique qui puisse être.

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Bien loin d’envoyer partout ses lueurs, elle fonctionne en vase hermétiquement clos, puissante comme le cœur d’une centrale nucléaire ou, mieux, comme ce que l’on appelle « l’horizon » d’un trou noir, cette singularité où les ondes électromagnétiques, à force d’être courbées par l’énergie de leur énorme masse, rentrent en quelque sorte en elles-mêmes et n’émettent aucune lumière.

Belle métaphore de l’œuvre détachée du monde des phénomènes et rêvée par Flaubert, programmée sinon réalisée par les plus apparemment théoriciens des ouvriers du Nouveau Roman, Robbe-Grillet au premier chef qui, à sa manière provocatrice, affirme de Roussel qu’il n’a rien à dire et qu’il le dit mal. Ce qui caricature l’auteur malheureux d’une œuvre longtemps moquée, surtout au théâtre (ah ! ces « rails en mou de veau » qui firent se bidonner toute la presse culturelle en 1911 !), en représentant de la dinguerie d’un millionnaire puis, vers 1920, en cinglé dadaïste, enfin, en 1960, en parangon d’une écriture d’invention pure complètement « dématérialisée » et se refusant à toute représentation du réel, ce qui lui aurait sans doute un peu mieux convenu.

Lire aujourd’hui Locus Solus, le plus fascinant des livres de Roussel, c’est en effet laisser toute espérance de changer le monde ou de simplement le penser. Mais, en revanche, quelle volupté de contempler les évolutions à la lettre insensées d’un chat glabre à l’intérieur d’une gemme liquide d’aqua micans, ou celle du cerveau extrait du crâne de Danton s’essayant à éructer quelques fragments de ses célèbres discours ! L’imagination insolite carbure ici à plein.

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Raymond Roussel enfant (1880)

Mais de quelle imagination s’agit-il ? Uniquement littérale, c’est-à-dire fondée, sans aucun apport extérieur au jeu gratuit des circonvolutions neuronales, sur la combinatoire savante de phonèmes issus des « lettres » de l’alphabet ? S’il en était ainsi, ce système exclusivement technique serait bien sec et bien vide. On peut considérer qu’il suffit aux courts essais du début, qui utilisent le jeu sur les mots de façon élémentaire et mécanique. Mais le procédé évolué, fondé sur la dislocation de phrases entières puis sur leur réajustage hyper (ou pseudo) rationnel, met aussitôt en branle une expansion si dévastatrice de la précision documentaire qu’elle engage une tout autre lecture, bien plus dérangeante. On se souvient alors qu’un texte de jeunesse, La vue (1904), offre hors procédé une époustouflante démonstration en alexandrins prosaïques de la capacité de son auteur à pénétrer et à restituer précisément des éléments du monde – à condition toutefois qu’ils aient été fixés comme des papillons, par la  photographie, sur le minuscule cliché inséré dans un porte-plume cadeau.

Ce texte fondamental et d’une grande beauté formelle doit susciter une lecture continue si l’on veut en apprécier la folie « concrète », au sens musical du terme. Il introduit parfaitement au paradoxe roussellien, celui d’une « imagination » autocentrée qui restitue par bouffées délirantes une sensibilité d’autant plus essentielle qu’elle s’efforce de demeurer invisible.

L’imagination des « scènes » que Mathias Canterel, propriétaire excentrique du Locus Solus qu’il fait visiter « vue » après « vue » à ses admirateurs réduits à une foule muette, son caractère prodigieusement morbide (la résurrection factice de victimes de morts violentes dans une morgue de verre aux momies congelées semble, en 1913, prémonitoire des horreurs du Chemin des Dames), prouvent assez qu’une conscience malheureuse, qui désespère si résolument de la vie, rejoint, sans l’avoir voulu peut-être, ce qu’il y a d’émotionnel en chacun.

Roussel n’est pas seulement un grand malade obsédé d’« un peu d’épanouissement posthume à l’endroit de [ses] livres ». Puisse cet ensemble bien fait et commode lui gagner enfin d’autres lecteurs que les compagnons du surréalisme.

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