Mourir de dire

Mourir d’écrire ?  Le titre donne d’emblée la perspective du livre de Rachel Rosenblum, allant à contre-courant de l’idée selon laquelle dire, écrire, l’épreuve de traumas extrêmes, voire les revivre « dans des conditions plus favorables » (Sándor Ferenczi), sous l’égide d’un psychanalyste, serait cathartique ou salvateur. Cette pratique peut être délétère.


Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants. PUF, coll. « Le fil rouge », 190 p., 23 €


Psychiatre, psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris, Rachel Rosenblum commence par examiner les cas de Primo Levi et de Sarah Kofman. Deux suicides. Ces deux auteurs sont passés, pour le premier, du registre du témoignage de son expérience des camps nazis, parlant en partie au nom de ceux qui n’ont pas survécu (les « naufragés »), à un registre plus personnel. Pour la seconde, d’écrits philosophiques et esthétiques à une autobiographie, Rue Ordener, rue Labat, où elle dit son reniement par sa mère biologique et son amour (coupable) pour sa mère adoptive, qui l’a sauvée de la déportation.  Sarah Kofman se suicide peu de temps après la publication de ce livre.  Passage fatal d’une « écriture-écran »  à une écriture à visage découvert, une « écriture à risques » ? s’interroge audacieusement Rachel Rosenblum.

L’auteure reste prudente. Dire ou écrire une intimité dévastée n’entraîne pas nécessairement un suicide. Mais elle pose la question de l’attitude de l’analyste, lorsqu’il est confronté à des patients ayant fait l’expérience de violences extrêmes ou ayant « hérité » d’un legs mortifère. Ainsi ce qu’on nomme les « orphelins de la Shoah », tel Georges Perec, dont le père, mobilisé, meurt dès le début de la Seconde Guerre mondiale (Perec a quatre ans) et dont la mère disparaît en 1943, assassinée à Auschwitz.

Rachel Rosenblum évoque  Pontalis, l’un des analystes de Perec. Il aurait rendu à ce dernier le manuscrit de son livre le plus saisissant, W ou le souvenir d’enfance, avec ces mots (selon une citation de Philippe Lejeune, extraite d’un carnet de Perec non destiné à la publication)  : votre « tas de reliques ». Rachel Rosenblum, elle, se propose de relire W à la lumière d’une scène bouleversante. Sur son lit d’agonie, Perec, faisant un geste de la main, un double V, demande son livre. C’est par un détour extrême, inventif, qu’il a pu dire sa douleur d’enfant.

Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants

L’auteure étudie également d’autres cas d’évitement de confrontation frontale avec des traumatismes dévastateurs. Ainsi, Binjamin Wilkomirski, dont le livre Fragments, une enfance, 1939-1948 (publié initialement en 1995) décrit le destin d’un enfant juif qui, après avoir vu son père être abattu sous ses yeux, est déporté à Maïdanek. Le livre se présente sous la forme d’un conte noir. Des scènes à la limite du tolérable. Ainsi, le corps d’une femme morte qui accouche, non d’un enfant mais de rats. Rachel Rosenblum retrace le « vrai » parcours de Binjamin Wilkomirski. Ce livre est une « imposture ». L’auteur est en réalité un enfant abandonné, adopté par une famille suisse. Son vrai nom est Bruno Grosjean. Il a squatté l’univers de la Shoah pour dire sa souffrance. Pourquoi pas ? se demande Rachel Rosenblum. Acceptons les ruses (telles celles d’Ulysse, peut-être), les inventions des patients, le gel des affects, afin qu’ils ne s’effondrent pas. Mais l’analyste ne s’en laisse pas conter. Elle reste lucide. Ainsi, le cas d’une patiente, qui pense avoir été violée par son père, et « offre » à l’analyste des rêves effrayants, où elle se retrouve comme une poupée « morte vivante ».

Les patients peuvent être des « kleptomanes de la mémoire », pour reprendre une expression du neurologue Oliver Sacks, faute de pouvoir accéder à leurs propres souvenirs. Rachel Rosenblum utilise une expression plus poétique : « le trou du souffleur ». L’ouvrage se conclut sur un chapitre inattendu, intitulé « Voyages de mémoires », centré sur Romain Gary et Emmanuel Carrère.

Gary évoque un voyage dans le pays de son enfance (non la Lituanie, où il est né, mais la Pologne, où il a été élevé, à Varsovie). Voyage effectué en 1966, où rien ne reste des traces de la destruction de la ville. C’est en visitant la section d’un musée de Varsovie consacrée à la révolte du ghetto que Gary s’évanouit. Il ne se sentait pas juif mais il a ressenti subitement dans cette ville « cette immense, cette massive absence, celle des juifs ». Gary (qui n’était pas un imposteur mais qui s’est créé de multiples identités de substitution) se suicide en 1980.

Emmanuel Carrère, malgré les réticences de sa mère, qui ne veut pas qu’il écrive sur son grand-père (collaborateur), transgresse l’interdit : « il faut que quelqu’un se charge des souffrances, que quelqu’un fasse retour sur ces souffrances ». Il tourne un film dans une ville russe, Kotelnitch, où a été détenu pendant plus de cinquante ans un prisonnier de guerre hongrois. Qui retrouve, hagard, son pays. Le grand-père de Carrère a disparu lui aussi, sans doute mort sans sépulture. Et sans doute pas à Kotelnitch. Carrère écrit cependant : « Kotelnitch, pour moi, c’est là où on séjourne quand on a disparu ». Un immense détour géographique et symbolique. Emmanuel Carrère ne s’est pas suicidé.

Citant le beau livre de Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau, portant sur les cryptes où nous enfermons nos secrets, Rachel Rosenblum écrit : « que la maladie soit liée à une ouverture de la crypte demeure une question ». « On peut mourir de ce que certaines choses n’aient pas été dites. Mais on peut aussi bien mourir de ce qu’elles aient été dites ». Peut-on, ou non, mourir de dire ?

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