Devant un ouvrage philosophique venu d’un lointain passé, doit-on insister sur sa distance par rapport à nous ou, au contraire, sur son actualité persistante ? Les deux démarches ont leur légitimité. Celle des historiens qui s’attachent à reconstituer ce que son auteur a pu avoir dans la tête ; celle des philosophes qui s’intéressent davantage à ce qui reste vivant de sa pensée. Le tout est de ne pas croire son approche la seule légitime, ce qui semble malheureusement être l’attitude de Pierre Vesperini dans La philosophie antique.
Pierre Vesperini, La philosophie antique. Essai d’histoire. Fayard, 496 p., 24 €
Il est aisé, quoique peu productif, de dénoncer ce que chacune des deux démarches peut avoir d’illusoire. Les philosophes peuvent être tentés de négliger les différences historiques et de mésinterpréter des propos en leur donnant une portée indue ou, au contraire, en atténuant ce qu’ils peuvent avoir eu de scandaleux lorsqu’ils furent tenus. Un exemple classique de cette difficulté est ce qu’écrit Aristote sur l’esclavage au début de sa Politique. Nous ne pouvons évidemment pas admettre ce qui en apparaît comme une légitimation, choquante de la part d’un philosophe de qui on attendrait au contraire un jugement fondé sur la notion d’humanité, ce que les Grecs pensaient sous le nom de philanthropia.
Plus gênant, quoique jamais évoqué parce qu’on ne lit pas Les Lois, est l’éloge que Platon fait dans cet ultime dialogue d’une institution qu’il prône et dans laquelle il nous est difficile de ne pas voir une préfiguration du Goulag. Il y a juste un siècle, avant même le stalinisme, Bertrand Russell dénonçait le « bolchevisme » de l’auteur de La République. De nos jours, cet argument n’est plus employé, mais comment acquiescer à l’apologie de la censure et du mensonge officiels qu’on peut effectivement lire dans le grand livre de Platon ?
Face à ce genre de critiques qu’il ne peut écarter aisément, le philosophe est tenté d’appeler l’historien au secours. De celui-ci, il peut attendre des considérations propres à le rasséréner en faisant valoir, par exemple, que les esclaves des Athéniens n’étaient pas beaucoup plus mal traités que la plupart des domestiques parisiens au XIXe siècle. S’il en va bien ainsi, les propos d’Aristote devraient moins scandaliser notre bonne conscience que nous inciter à nous interroger sur la manière dont nous traitons les immigrés dans nos pays si policés.
Mais l’historien lui-même n’est pas à l’abri d’illusions comme celles qui naissent de l’apparente persistance du sens des mots. Quand nous disons « esclavage », nous viennent à l’esprit le commerce triangulaire, les navires négriers, les morts durant l’atroce traversée, le stigmate perpétué de génération en génération dans l’Amérique ségrégationniste. Rien qui ressemble au statut des affranchis – dont certains s’enrichirent considérablement tandis que d’autres dirigeaient les administrations centrales de l’Empire romain – ni tout simplement au fait que, dans les dialogues platoniciens, les esclaves savent lire.
Et comment interpréter les références antiques à des pratiques que nous qualifions de religieuses ? Il est bien question de divinités, de prières, d’autels, de piété. Quand nous apprenons qu’Épicure était tenu pour un dieu parmi les hommes, qu’est-ce à dire ? Qu’il se comportait comme une sorte de gourou et que le Jardin était le siège d’une secte comparable à quelque Église de scientologie ou aux mormons, un Salt Lake City sous les oliviers de l’Attique ?
S’efforçant d’expliciter ce qu’il pouvait en être d’une école philosophique après la fondation de l’Académie, Vesperini part du fait que « philosopher, pour Platon, c’est servir les Muses » et il insiste sur la dimension à la fois religieuse et affective de ce groupe humain qui s’assemblait pour des réunions, des banquets, des fêtes, « précédés d’un sacrifice aux Muses ». Bien sûr, le disciple de Socrate ne s’est pas contenté d’officier ainsi, il a également pratiqué des « coups de main » pour prendre la réalité du pouvoir en Sicile. Quant à la « connaissance suprême » qui aurait été la sienne, elle était « foudroyante et incommunicable » comme « l’illumination éleusinienne ». S’il ne s’est pas pris pour un dieu comme ce pauvre Épicure, il n’allait tout de même pas révéler les mystères auxquels il avait accédé, c’est pourquoi ce qu’il a mis par écrit ne saurait être tenu pour la réalité de sa philosophie, laquelle aurait tout au plus fait l’objet d’une révélation sur un mode religieux.
De ce côté-là, donc, la philosophie antique n’est qu’une variante de l’éternelle religiosité, sous les diverses formes que celle-ci peut prendre. Il faut toutefois reconnaître que tel n’était pas l’usage courant du mot philosophia, qui s’appliquait plutôt à ce que, du fait de la critique platonicienne, nous n’osons plus appeler « sophistique ». Hormis des grands prêtres comme Platon ou Épicure, un philosophe était perçu par les Anciens comme un personnage qui mettait en scène d’éblouissantes conférences, des performances au sens anglais du mot. Ces beaux parleurs gagnaient beaucoup d’argent ou du moins l’hospitalité de mécènes heureux de réjouir les invités de leurs dîners en ville par ces paroles aussi charmeuses qu’un bon vin.
Vesperini semble penser que nous ne serions plus aussi sensibles aux belles paroles que ne le furent les Anciens. Les normes de l’éloquence ont changé, et encore très récemment avec l’intrusion de la télévision, mais il paraît difficile de juger que notre époque aurait perdu une telle sensibilité. En quoi les quelques « philosophes » de télévision diffèrent-ils tellement de ces brillants « philosophes » antiques ? Ils paradent à l’écran à tout propos, leurs livres bénéficient de forts tirages et se vendent bien à défaut de se lire ; certains conseillent des présidents comme d’autres, jadis, des empereurs.
On pourrait objecter à Vesperini que, de ce point de vue, les choses ont moins changé qu’il ne le laisse entendre. S’il faisait cette comparaison, certes peu historienne, il se demanderait à quel genre de personnages penseront la plupart de nos contemporains s’ils ont à nommer un philosophe vivant. Il est probable que les noms qui leur viendront à la bouche ne seront pas ceux de professeurs au Collège de France mais plutôt ceux des beaux parleurs de la télévision. Autant dire que la conception ordinaire de la philosophie a sans doute beaucoup moins changé sur le fond que ce qui paraît à première vue.
Résolu à écrire en historien, Vesperini fait comme si l’accomplissement des rites dans la religion antique était en tout point comparable à l’attitude religieuse d’un chrétien d’aujourd’hui et, du même mouvement, il ne voit pas la similitude des comportements entre les « philosophes » beaux parleurs de l’Antiquité et ceux de l’ère télévisuelle. Cela ne tirerait gère à conséquence si ces partis pris ne l’amenaient à donner de la philosophie antique une image qu’un philosophe ne peut admettre. Sans doute y eut-il alors plus de beaux parleurs que de penseurs de la trempe de Platon. Sans doute la distinction claire que nous faisons (ou croyons faire) entre ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à la raison était-elle étrangère aux Anciens.
Mais toute l’entreprise de Vesperini revient à ruiner l’idée même qu’ait pu exister dans l’Antiquité quelque chose de comparable à ce que nous concevons sous le nom de philosophie. Platon était une espèce d’illuminé obsédé par la politique, Épicure se prenait pour un dieu. Quant à Aristote, les beaux dialogues qu’il a écrits sont tous perdus, et ne restent, outre les traités illisibles auxquels ne s’intéresse que « l’histoire traditionnelle de la philosophie antique », que la masse des Problèmes dans lesquels ce polygraphe écrit « sur Homère, sur les constitutions, sur les proverbes, sur les vainqueurs aux Jeux olympiques, sur les animaux mythologiques, sur les crues du Nil, etc. ».
Qu’a-t-on gagné à rappeler le sens que donnaient au mot philosophia des gens qui n’ont jamais lu une ligne de philosophie proprement dite ? L’idée même que Platon, Aristote ou Épicure puissent avoir encore quelque chose à nous dire est totalement évacuée dans ce grand nettoyage.