Du ciel tombaient des animaux de Caryl Churchill par Marc Paquien au Théâtre du Rond-Point ; Rosa Luxemburg Kabarett, écrit et mis en scène par Viviane Théophilidès au Théâtre des Déchargeurs : ces spectacles, fort dissemblables, offrent tous deux le plaisir de voir quatre femmes réunies sur un plateau.
Caryl Churchill, Du ciel tombaient des animaux. Mise en scène de Marc Paquien. Théâtre du Rond-Point. Jusqu’au 2 février 2020
Viviane Théophilidès, Rosa Luxemburg Kabarett. Théâtre des Déchargeurs. Jusqu’au 1er février 2020
Dans les écoles de théâtre, les filles sont plus nombreuses que les garçons, mais dans le répertoire il y a plus de rôles d’hommes. Surtout, les femmes cessent plus tôt d’être distribuées que leurs collègues masculins. Un spectacle tel que Du ciel tombaient des animaux constitue une belle exception. Sur le plateau de la petite salle Jean Tardieu sont présentes quatre grandes actrices. Elles n’appartiennent pas vraiment à la même génération, mais leur apparence doit en donner l’impression : « elles ont toutes au moins soixante-dix ans », selon les didascalies du texte. Caryl Churchill avait elle-même soixante-dix-huit ans quand elle a écrit et créé au Royal Court de Londres la pièce Escaped Alone, titre original d’après la citation du livre de Job : « Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour te l’annoncer. Le feu de Dieu est tombé du ciel, il a brûlé les brebis et les pâtres jusqu’à les consumer. »
Depuis ses débuts, Caryl Churchill associe des thématiques politiques et féministes à une grande invention formelle. En 1974, elle a été la première femme auteure résidente au Royal Court de Londres. En 1984, elle a obtenu une reconnaissance internationale grâce à Top Girls, avec des rôles exclusivement féminins, pendant de Soft Cops, aux rôles exclusivement masculins. La traductrice de Escaped Alone (L’Arche, 2020), Élisabeth Angel-Perez, évoque une prédilection, à ce sujet, pour la littérature à contrainte. En 2002, Peter Brook créait Far Away aux Bouffes du Nord et écrivait : « Avec une finesse de style et un humour quasi surréaliste, Caryl Churchill pénètre dans les zones les plus obscures de la réalité quotidienne, là où la vie intime se lie au chaos universel. » Marc Paquien est un des rares metteurs en scène français à s’être intéressé de longue date à cette œuvre. Il avait déjà adapté, avec Nathalie Richard, plusieurs pièces pour les dramatiques de France Culture. Dans le programme, il parle d’ « une écriture puissante et singulière dans le paysage théâtral ».
Quatre femmes prennent le thé ; trois d’entre elles sont voisines. Elles dialoguent en des répliques très brèves, souvent interrompues, parfois allusives. Elles semblent parler du quotidien, de leurs familles, de leurs souvenirs d’avant la retraite, des changements dans le quartier. Mais parfois elle amorcent un long soliloque qui trahit, pour Sally la phobie des chats, pour Vi le meurtre de son mari, pour Lena les symptômes de la dépression, puis elles reprennent leurs échanges. L’inverse se produit pour Mrs. Jarett : c’est une femme de passage que les trois autres ont accueillie dans leur cercle. Elle participe parfois à leur conversation mais, à la fin de chacune des huit séquences, passe à un registre très différent. Elle entre dans un monologue d’avant ou d’après la catastrophe, en résonance avec la citation de Job en exergue de la pièce. La traduction française du titre, Du ciel tombaient des animaux, correspond, elle, aux visions les plus inattendues, cocasses ou effrayantes, jusqu’à ce qu’elles rejoignent la réalité contemporaine, celle des incendies en Australie. Rien d’étonnant que la dernière prise de parole, pour Mrs. Jarett, soit la répétition (plus d’une vingtaine de fois) de : « j’ai une de ces rages mais une de ces rages ».
Conformément aux didascalies, les trois femmes se tiennent dans « le jardin de Sally » par « un après-midi d’été » sur « plusieurs chaises dépareillées », alignées. La quatrième (Dominique Valadié) entre en scène et va les rejoindre : « je marche dans la rue et il y a une porte entr’ouverte dans la palissade et derrière, trois femmes que j’ai déjà vues ». Mais, à chaque fin de séquence, elle se lève, s’approche de la salle, dans un halo de lumière blafarde (Alain Paradis), pour une adresse comme prophétique. Son apparence de rescapée tranche avec celle des autres, dans leurs vêtements pittoresques, hauts en couleur (costumes de Claire Risterucci), qui se détachent sur le mur du fond monochrome, esquisse de jardin par Emmanuel Clolus. Lena (Charlotte Clamens), Sally (Danièle Lebrun), Vi (Geneviève Mnich) restent assises pendant toute l’heure de représentation. C’est une performance de compenser cette position statique par l’expressivité du jeu, la vivacité de la gestuelle, les variations de tons, sans aucune surenchère de virtuosité. Se manifeste, dans cette interprétation, tout l’art et la rigueur de Marc Paquien, familier du travail avec de grandes actrices, d’Anouk Grinberg à Dominique Blanc.
Ce n’est pas minimiser le rôle de Bernard Vergne, animateur du Rosa Luxemburg Kabarett, que de privilégier, dans ce très beau spectacle, les quatre femmes en scène. Viviane Théophilidès a écrit, selon ses termes, « une partition », qu’elle dirige ; mais elle est aussi présente sur le plateau, dans « la splendeur de l’âge », comme le disait Marguerite Duras de Madeleine Renaud. Sophie de La Rochefoucauld, son ancienne élève au Conservatoire supérieur d’art dramatique de Paris, redonne vie à Rosa Luxemburg. Anne Kupfer, elle aussi son ancienne élève, chante, d’une voix superbe, à six reprises, aussi bien une mélodie de Hugo Wolf qu’une complainte yiddish ; elle fait entendre les mots de Jacques Prévert, de Viviane Théophilidès, de Louise Michel, les seuls qu’elle ait elle-même mis en musique. Géraldine Agostini est au piano et interprète aussi sa propre chanson, « La Lune », sur des paroles toujours de Viviane Théophilidès. Mais toutes deux participent aussi au jeu.
Ils sont cinq dans un petit espace pour composer le portrait de la révolutionnaire, incarcérée à plusieurs reprises – assassinée en janvier 1919 avec Karl Liebknecht –, la théoricienne marxiste, la grande amoureuse de la vie. Ils sont quatre à poser des questions à Rosa/Sophie, qui n’efface pas sa propre personne, qui évoque par exemple sa mère, elle aussi juive polonaise, qui les interpelle sur la situation actuelle : « Et où en est l’opacité du monde ? – Elle est à son comble ». Cette dramaturgie brechtienne n’empêche en rien une pleine incarnation. En très grande actrice, Sophie de La Rochefoucauld donne une force impressionnante à son personnage. Toute la joie de vivre irradie en elle, exprimée encore par la prisonnière, dans sa magnifique correspondance, manifestée par exemple dans l’émerveillement devant les mésanges charbonnières. Elle fait entendre, avec une conviction animée par son propre engagement, les discours, les prises de position contre les réformistes, jusqu’aux dernières paroles, non pas proférées, mais écrites dans le journal Die Rote Fahne, à la veille de la mort : « L’ordre règne à Berlin. Sbires stupides ! Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas, proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi :‟J’étais, je suis, je serai”. »
Le spectacle a été créé pendant le Festival d’Avignon 2018, au Théâtre des Carmes, fondé par André Benedetto, comme un hommage aussi à celui qui y avait présenté en 1970 son long poème Rosa Lux ; mais il n’a rien perdu de sa nécessité.