À la rencontre des morts

Depuis une trentaine d’années, le cinéaste Rithy Panh construit une œuvre-témoignage, une « proposition artistique », aime-t-il à dire : une vingtaine de films, des dizaines de milliers de photos, des livres. Rescapé du génocide perpétré au Cambodge par les Khmers rouges (1975-1979), il publie aujourd’hui La paix avec les morts, son troisième texte cosigné avec le romancier Christophe Bataille. 


Rithy Panh et Christophe Bataille, La paix avec les morts. Grasset, 178 p., 17,50 €


C’est un court volume, à l’écriture dense, qui prend parfois l’allure d’un manifeste ou d’une prière, raconte des événements, revient à des personnes maintes fois croisées dans les films et les livres de Rithy Panh, mais toujours sous un nouvel angle. Il ne craint pas de se répéter. Il s’intéresse d’abord aux faits, à « la connaissance » de la terreur khmère rouge. Dans Élimination (2011), son précédent livre coécrit avec Christophe Bataille, Rithy Panh insistait : « Qu’on ne me dise pas que je suis un voyeur. Je travaille sur les faits. […] Je montre ce qui a été ». Ce qui l’a conduit à une relation particulière avec les témoins, anciens bourreaux ou rescapés – à ce propos, on a comparé sa méthode à celle de Claude Lanzmann, par sa manière d’interroger les témoins sur les lieux des crimes, de leur demander de répéter des gestes familiers. En outre, il met en scène sa volonté de transmettre et son espérance de se délivrer des souffrances qui le hantent (il a vu, à quatorze ans, ses parents mourir de faim et d’épuisement, sans sépulture, jetés comme des ordures à la déchèterie).

Rithy Panh et Christophe Bataille, La paix avec les morts

Le camp de Kaing Ta Tran, dit « Camp des murmures ». Même une rizière ouverte, même l’eau sous le ciel, même un chemin de terre peut être un camp d’extermination © Christophe Bataille

Chaque livre fait écho à ses films. Ainsi, La paix avec les morts renvoie au très original et déroutant Les tombeaux sans noms (2018), qui cherchait à « capter l’invisible présence des morts ». Il nous dit le temps qu’il lui a fallu, une quarantaine d’années, pour retourner vers ses disparus. « Nous étions onze en quittant Phnom Penh. Seuls deux d’entre nous ont survécu. » Il est parti vers la maison de son enfance, détruite, « un tombeau végétal ». Il raconte son voyage, des bribes de souvenirs, des paysages, des odeurs de charbon, des lumières, des personnages, non à la manière mélancolique des écrivains voyageurs occidentaux, mais en s’inscrivant dans une quête rituelle de tradition bouddhiste : pour « combattre l’oubli qui empêche [les] âmes errantes de trouver du repos ». Ce qui passe d’habitude pour une proposition poétique doit être pris à la lettre. Les premières phrases du livre sont claires : « Il faut tendre la main vers l’autre monde. Les morts aussi nous cherchent. » Il envisage vraiment un « traité de paix ».

Ici nous touchons une différence peu discutée entre la démarche de Lanzmann, témoin des témoins, et celle de Panh, rescapé. Le premier a bâti « un monument de l’irréconciliable » tandis que le second tente « une entreprise de réconciliation », disait Jacques Rancière, ce que Catherine Coquio définit plus précisément comme un « essai de catharsis [1] ». En effet, le lecteur suit Rithy Panh se filmant pour Les tombeaux sans noms, accomplissant jusqu’au bout et pour la première fois le rituel bouddhiste. Il « prend le chemin des morts », en l’occurrence la route de la déportation, en 1975, quand les Khmers rouges vident Phnom Penh de ses deux millions d’habitants en quelques heures. Ils marchent sans savoir où on les emmène, encadrés par des petits hommes noirs qui ne sourient pas, embarquent dans des wagons à bestiaux. Ils arrivent à Battambang. « J’avais quatorze ans. Nous avons attendu des jours entiers le long des rails. Dans un tourment de solitude, affamés et assoiffés. Perdus. »

Selon la tradition cambodgienne, lorsqu’une personne meurt d’une mort violente et sans sépulture, son âme erre, et sa famille a charge de la retrouver et de l’apaiser. Aussi tout le pays est-il devenu après le génocide La terre des âmes errantes (film de Rithy Panh, 1999). Souvent, comme l’explique un autre cinéaste rescapé, les habitants d’un village où ont été exécutés et abandonnés beaucoup de gens ont collecté les « crânes, les os, les restes qu’ils ont trouvés et les ont rassemblés en un seul endroit ». C’est là que les parents viennent « honorer leurs morts ». « Cette cérémonie avec les bonzes a lieu au moins une fois par an. » Les familles viennent de tout le pays, « pour apporter de la nourriture fraîche, des boissons, des nouilles lyophilisées, des choses qui sont empaquetées et qui seront transmises à mon père (des chaussures, une brosse à dents…). […] Cette cérémonie je dois y aller. Nous devons faire quelque chose pour mon père. C’est l’équivalent des visites que je rends à ma mère qui, elle, est encore en vie [2] ». Ces rites de « l’ancien monde » avaient été détruits et interdit par les Khmers rouges, alors qu’ils concernent autant les victimes et les témoins que les bourreaux.

Rithy Panh et Christophe Bataille, La paix avec les morts

En grattant la terre des rizières, on trouve des vêtements d’autrefois, souvent tachés de sang, et de petit ossements. Ici près du village où fut déporté Rithy Panh, en 1975 © Christophe Bataille

Les commentateurs du grand film de Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge (2003), ont retenu l’extraordinaire rencontre entre le peintre Vanh Nath, un des dix rescapés de cette prison où furent éliminées 18 000 personnes, et Him Houy, un des tortionnaires, chef de la police politique de la prison, une rencontre et un dialogue inconcevables dans un film de Lanzmann. Or S21 s’ouvre sur une conversation hallucinante entre ce même Houy et ses parents. Sa mère l’implore : « Fais une cérémonie pour ne plus voir ces hommes [ses victimes]. Il faut dire la vérité. » Son père insiste : « Dis la vérité, puis fais une cérémonie, transmets cela aux morts pour qu’ils retrouvent la paix, qu’il n’y ait plus de mauvais karma à l’avenir. […] Demande aux morts d’effacer le mauvais karma ». Les bouddhistes croient à la réincarnation et l’esprit du mort reviendra en fonction de son karma, de ce qu’il a fait. Le dialogue avec les morts fait partie du processus de témoignage, au même titre que la recherche des faits ou la transmission. Rithy Panh écrit : « Les âmes errent et je cherche à les apaiser. » Ce n’est ni une fantaisie folklorique ni une forme de compassion. Le cinéaste filme « la recherche d’un savoir historique que nul ne peut contester ». Il se met lui-même en scène retrouvant les siens. « Ce n’est pas une thérapie mais un chemin historique, artistique et moral. » Le film le montre dans une pagode, déposant ses offrandes, participant à une cérémonie rituelle, il « change de peau » pour aborder les siens. Le bonze s’adresse aux esprits, leur demande « d’extraire le mal  et d’accepter les offrandes », « d’éloigner ses souffrances » jusqu’à ce que « le mal de Rithy soit cassé comme un fil de coton ». Plus tard, avec une femme-devin il retrouve son père lors d’une scène extraordinaire, vraiment cathartique, filmée et décrite dans le livre : « Elle allume trois bougies pour ma famille et commence à prier à voix basse. Je lui donne simplement le prénom et le nom de mes parents, en précisant que je cherche leurs âmes. Elle serre de petites baguettes d’ivoire entre ses mains, puis contre ses lèvres, parle une langue inconnue, souffle fort, très fort. Soudain une secousse violente la prend, elle se plie vers l’avant, comme blessée, elle pleure encore, tend la main vers notre droite, ils sont là, ils sont par là… »

On peut trouver ces cérémonies surnaturelles bien éloignées des doctes discussions sur témoignage/histoire/mémoire chères à nos universités. Pourtant, Rithy Panh transmet avec ces œuvres une sensation spéciale. En reconstituant cela, il nous place du côté des morts. On comprend mieux le sens de cette formule énigmatique à propos de ce voyage : « Une quête, une nécessité ? Une perdition. » Il se demandait comment se comporter avec ces âmes errantes, comment leur faire un tombeau, une stèle. Il voit dans son travail « une manière d’être avec eux, de les respecter, de leur rendre leur histoire ». Il « faut que ces âmes reviennent dans la société ». Telle est la paix avec les morts.

La force du texte provient de ce programme. Le romancier Christophe Bataille y trouve sa place. Non pas en ghost writer, mais en coauteur. Dans un entretien sur le livre précédent, il comparait son rôle à celui d’un chef opérateur au cinéma, fournissant le cadre, les éclairages, la qualité des prises de vue, les tons, les couleurs, et même des émotions. Au réalisateur d’en disposer, de les modifier, de revenir dessus. Leur travail, racontent-ils, est un long processus d’échanges, paragraphe par paragraphe, des dizaines de fois. Nous avons bien un texte commun, le romancier fournit sans doute la distance que recherche le cinéaste. La « proposition artistique » de Rithy Panh est à la hauteur de son ambition. Il vit avec ses morts, les voit sans cesse, maintenant et malgré tout. « Je ne peux ni oublier ni me souvenir. »


  1. Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Armand Colin, 2015, p. 250.
  2. Mak Remissa, entretien in Mémoires en jeu n° 6, mars 2018, p. 91.
Cet article a été publié sur Mediapart.

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