La révolution sociale contre le fascisme

Cette sélection de textes antifascistes de l’anarchiste Camillo Berneri revient aux sources intellectuelles de la lutte contre Mussolini et contre tous les fascismes. Invitation à redécouvrir ces pensées et ces histoires, ces textes permettent d’illustrer la rigueur théorique et la vitalité des auteurs anarchistes de l’entre-deux-guerres, aujourd’hui largement occultées.


Camillo Berneri, Contre le fascisme. Textes choisis (1923-1937). Édition établie par Miguel Chueca. Agone, coll. « Mémoires sociales », 384 p., 22 €


L’entre-deux-guerres fut pour le mouvement anarchiste un crépuscule incandescent. En première ligne face aux fascismes, encore sous le coup de la répression scélérate mise en place à la fin du fin XIXe siècle par les sociétés dites démocratiques, les anarchistes ne sont plus le mouvement révolutionnaire de masse qu’ils étaient quelques décennies plus tôt – hormis en Espagne, en Catalogne. Pour autant, le mouvement connaît à travers le monde une période faste au point de vue théorique comme pratique, que la guerre d’Espagne synthétise et clôt tragiquement : temps où les révolutions et les écrits antérieurs continuent de faire sentir leurs secousses. De la révolution mexicaine à l’aura toujours brillante d’Emma Goldman, de Malatesta, de Fabbri, du plateformisme à l’anarcho-syndicalisme ou à la pédagogie libertaire de Francisco Ferrer, les anarchistes poursuivent avec vitalité leur œuvre révolutionnaire tout en ouvrant, souvent seuls, le chantier urgent de l’antifascisme.

Camillo Berneri est alors l’un des fers de lance de ce mouvement protéiforme faisant face à l’une des périodes les plus sombres de son histoire. Théoricien reconnu et militant révolutionnaire, le militant italien est aussi l’un des plus prolixes auteurs anarchistes. Il rédige les premiers textes antifascistes, alors que l’Italie qui l’a vu naître découvre peu à peu la réalité du régime mussolinien. Miguel Chueca réédite ici une sélection de ces textes de combat, rappelant en introduction le fait qu’ils ne constituent qu’un pan parmi d’autres dans l’œuvre de Berneri, bien que celui-ci adosse cet antifascisme naissant aux théories révolutionnaires anarchistes : l’idéal libertaire et émancipateur revendiqué par ces dernières ne peut que mener à une lutte politique et sociale contre un fascisme qui n’est pas seulement le rejeton dégénéré du capitalisme, mais bien un ennemi singulier de la révolution sociale que les anarchistes appellent de leurs vœux.

Camillo Berneri, Contre le fascisme. Textes choisis (1923-1937)

Camillo Berneri vers 1936

Répartis en trois volets – la figure de Mussolini, le fascisme italien et le fascisme « hors les murs » –, ces textes donnent à voir une pensée politique précocement mûrie de l’antifascisme des anarchistes, dont Berneri se fait le porte-voix autant que le témoin. Ainsi ordonnée, cette compilation souffre de l’inégal intérêt des textes, certains ressuscitant avec force les idéaux de leur auteur dans une époque où ils étaient particulièrement éprouvés, d’autres accusant le poids des ans, notamment dans des portraits de Mussolini faisant la part belle à la psychologie et à l’actualité des années 1920 et 1930 et qui ont parfois quelque difficulté à résonner avec notre actualité.

Les textes plus analytiques que Berneri consacra dans l’exil au fascisme captivent davantage, montrant la fermeté idéologique qu’opposèrent nombre d’anarchistes à la montée des fascismes. Les écrits de Berneri – comme ceux de Gaston Leval ou certains textes tardifs de Malatesta – rappellent ainsi la fidélité de nombreux penseurs à l’objectif de révolution sociale, qui permit de penser des conflits politiques à la fois spécifiques et unifiés. La spécificité du fascisme n’empêche jamais Berneri de dénoncer aussi bien Staline que les capitalistes, qu’il recommande également de combattre – avec raison, puisqu’il est fort probable qu’il fut assassiné en Catalogne par des agents soviétiques, en 1937.

Cette rigueur idéologique et politique reste l’éclat aujourd’hui le plus frappant de ces textes de combat qui ne résument pas, loin s’en faut, les pensées et histoires anarchistes de l’entre-deux-guerres, mais fournissent une matrice possible à une pensée antifasciste cohérente et intransigeante, moins visible aujourd’hui peut-être. Ces textes offrent également l’occasion de découvrir ou de redécouvrir un personnage majeur de l’histoire anarchiste, si souvent celée, d’avant le désastre de la guerre d’Espagne et de la Seconde Guerre mondiale qui, à défaut d’éteindre définitivement le mouvement au drapeau noir, parvinrent à le marginaliser et à en refouler la mémoire en le considérant comme une déviance criminelle. Lire Berneri fournit une aune efficace pour mesurer l’ampleur coupable d’un tel refoulement qui ne semble pas vouloir cesser.

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