La solitude de Lazare

Quand on interroge le poète et écrivain suisse François Debluë sur son intérêt pour Lazare, sur sa curiosité pour cet épisode biblique de la résurrection de l’ami de Jésus, il répond de manière désarmante : « j’étais au volant de ma voiture et je me suis dit : Lazare a dû mourir une deuxième fois ». La seconde mort de Lazare vient d’obtenir le Prix suisse de littérature.


François Debluë, La seconde mort de Lazare. L’Âge d’Homme, 224 p., 20 €


À partir de cette pensée surgie inopinément, un vaste espace se déployait où l’écrivain pouvait en toute liberté créer son propre Lazare et imaginer une seconde vie et une seconde mort à celui que Jésus avait choisi de faire revivre parmi les siens. C’est ainsi qu’a vu le jour ce texte d’une tonalité singulière, aussi imprégné de vie quotidienne en Palestine à l’époque de Jésus qu’éloigné de toute lecture dogmatique ou de toute exégèse biblique. Il vient prendre sa place dans une importante littérature aimantée par la figure de Lazare, profondément marquée, en particulier, par les écrits lazaréens de Jean Cayrol, expression de l’expérience concentrationnaire vécue par leur auteur. Intitulé rêverie, La seconde mort de Lazare s’inscrit dans l’œuvre de François Debluë, en majeure partie poétique, mais aussi composée de récits et d’aphorismes – trois tempos pour une même voix.

Lazare est un homme riche et respecté du village de Béthanie, époux d’Abigaïl et père de trois enfants, frère de Marthe et de Marie ; il a pour habitude de se lever au petit jour pour aller pêcher dans le lac qui se trouve à une heure de marche de chez lui. C’est sur une scène de pêche que s’ouvre le récit, faisant naître d’emblée dans l’esprit du lecteur des images d’une remarquable paix – on discerne le lac, la barque amarrée sur le bord avec le consentement des hommes de la région, les filets utilisés par Lazare et les poissons pêchés par lui, le recueillement de ces expéditions rituelles. Or, un jour, Lazare ne rentre pas à l’heure habituelle à Béthanie, et voilà qu’on découvre son corps inerte, mystérieusement sans vie à côté de sa barque. Malgré la stupéfaction et l’incrédulité générales, il faut bien l’accepter, il est mort. Alors que ses voisins et ses amis se pressent autour de sa dépouille maintenant déposée dans une salle de sa maison, on est parti jusqu’en Samarie prévenir son fidèle ami Joshua, qu’une confiance immuable et réciproque liait au défunt.

Qui est ce Joshua – celui que la Bible nomme Jésus –, lui dont Lazare appréciait tant l’intelligence du silence ? « De Joshua, écrit François Debluë, on n’attendait rien que sa présence. À elle seule, on savait qu’elle serait d’un grand réconfort pour chacun. » On n’attendait rien de Joshua, et pourtant c’est de lui que viendra le miracle du retour de Lazare à la vie. Un miracle sans doute, mais à bas bruit, presque inaperçu, sans signe spectaculaire ni outrance surnaturelle. Dans la lignée de la tradition rapportée par saint Jean – le seul des quatre évangélistes à avoir fait le récit de cet épisode –, le Joshua de François Debluë se contente devant le tombeau de crier ces paroles : « Eh, Lazare, viens ici. Dehors ! » Après quoi Lazare, simplement, s’éveille : « Quand Lazare avait ouvert les yeux, ce qu’il avait vu d’abord, c’étaient des visages penchés sur lui. […] Des yeux le regardaient avec plus d’inquiétude que de compassion ».

François Debluë, La seconde mort de Lazare

« La résurrection de Lazare » par Le Caravage, musée régional de Messine (1609)

Contrairement à Jésus, qui « monta au ciel », Lazare poursuivit son existence terrestre parmi les siens sans connaître la résurrection glorieuse du fils de Dieu. Mais qu’est-ce donc que cette renaissance de Lazare ? Pour François Debluë, elle est peut-être avant tout un passage, une rupture, l’avènement d’une seconde vie dans la vie même de Lazare. Une existence continuée, mais sur un mode nouveau, désormais entrelacée de la mort, cette existence des « survivants » auxquels l’auteur dédie le livre. On pense bien sûr à ces survivants suprêmes, dépossédés d’eux-mêmes, que sont les déportés de retour des camps nazis, à proprement parler revenus d’entre les morts, et qui désormais « tentent de se frayer un chemin à travers cet Insaisissable Camp, qui, à nouveau, les entoure, les envoûte, les déroute » (Jean Cayrol).

Ici, c’est bien le même homme qu’on voit se rétablir et retrouver peu à peu sa femme, ses enfants, ses voisins, Zacharie l’intendant de son domaine. Et pourtant, c’est aussi un autre qui revient à lui, qu’Abigaïl ne reconnaît pas toujours. Le nouveau Lazare est amaigri et comme vieilli par l’expérience qu’il a traversée ; il ploie sous la culpabilité de la mort de son ami Joshua, crucifié – à cause de lui, pense-t-il – quelque temps après l’avoir ramené à la vie. Au cours de cette seconde existence, Lazare, qui se rend coupable d’adultère, rencontrera l’humiliation et l’opprobre ; il connaîtra l’amertume et l’éloignement des siens. « En lui, un silencieux désespoir se frayait de sûrs chemins », écrit François Debluë. Ce second Lazare est plus fragile que le premier, comme si était révélée la face d’ombre d’un homme naguère solaire.

Pour parvenir à l’évocation de ce destin, François Debluë a établi une conversation avec Lazare, laissant résonner en lui son histoire. Au moins métaphoriquement, la solitude de Lazare est aussi la sienne, de même que le silence et, à la fin du récit, le retrait du monde de l’ami de Jésus. L’auteur retrouve ici la singulière facilité à entrer en relation intime avec les hommes du passé dont témoignait déjà le dialogue familier entretenu tout au long de sa Conversation avec Rembrandt. Ici et là, une forme d’identification se produit, qui est le point de départ d’une rêverie féconde inspirant des portraits vivants de ces personnages du passé. Contrairement à certains de ses prédécesseurs, fascinés eux aussi par cette figure biblique – Dostoïevski dans Crime et châtiment, Andreïev dans une nouvelle éponyme, ou encore Jean Cayrol pour qui celle-ci constitue une référence destinée à définir un « romanesque concentrationnaire » –, François Debluë n’a pas transposé la vie de Lazare à l’époque contemporaine. « Cela m’ennuyait », dit-il. Nous entraînant avec lui, il a préféré inscrire son récit dans la période historique d’avant le christianisme, à une époque où Jésus porte encore le nom de Joshua et vit parmi les Juifs. Et c’est grâce à des éléments très simples mais aussi très précis et concrets que revit pour nous, sous sa plume, la Palestine au temps d’Hérode et de Ponce Pilate.

Pourtant, les années après la mort et la résurrection de Lazare sont des années de tourments et même de malédiction, les malheurs s’accumulant sans répit sur la route de cet homme autrefois si comblé. Mais l’écriture de François Debluë répond à ces souffrances par une douceur inattendue – une douceur qui est poétique. Comme si, par une mise à distance de la violence, l’auteur poursuivait une forme de conjuration et, peut-être, de prière païenne. C’est ainsi que la paix qui nimbe la scène inaugurale du livre ne s’absente jamais des pages suivantes, quelles que soient la fureur dont le récit est traversé et l’horreur des événements survenus. La mort de Jésus, les scènes d’incendie ou de lapidation, loin de toute emphase, sont décrites avec une retenue et un dépouillement saisissants. Tout le texte se trouve frappé d’une beauté profonde dont la source doit être cherchée dans l’inspiration même qui l’a fait naître.

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