Le surréalisme est ce qui sera

Il me faut, d’emblée, prévenir le lecteur : cet article passera successivement, et sans transition, de l’éloge mesuré à la critique justifiée, ce qui devrait inciter davantage à la lecture du livre de Jean-Pierre Plisson qu’à son rejet, chacun pouvant ainsi construire ou relancer son opinion sur le surréalisme, et sur le rôle historique d’André Breton dans cette aventure qui n’a pas fini d’influer sur la pensée contemporaine.


Jean-Pierre Plisson, André Breton. Le fil rouge des enchantements. Les éditions du Travail, 540 p., 31 €


Première objection : le sous-titre du livre de Jean-Pierre Plisson est très mauvais ; le surréalisme n’est pas constitué d’une série d’enchantements et, s’il a toujours privilégié le merveilleux face au sordide, c’est parce qu’il considère que la vie s’articule autour de trois mots clé : liberté, poésie, amour, non parce que ces mots auraient quelque chose de miraculeux ou d’enchanteur, mais en raison de la lucidité révolutionnaire qu’ils supposent.

De plus, il faut garder en tête que le fil qui relie entre eux les différents moments du surréalisme est en fait un fil noir, le noir de l’anarchie. Dans les Entretiens de 1952, Breton déclare : « Où le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même […] c’est dans le miroir noir de l’anarchisme ». Je crois comprendre que, si Plisson privilégie le rouge pour désigner le fil de l’histoire, c’est en raison d’un tropisme trotskiste (militant ?) omniprésent dans l’ouvrage, mais nous reviendrons là-dessus, les rapports du surréalisme avec la IVe Internationale et le matérialisme dialectique ayant beaucoup varié au fil du temps. Par exemple, dès  1925, les surréalistes signent la déclaration « La Révolution d’abord et toujours » qui assène : « Nous n’acceptons pas les lois de l’Économie et de l’Échange, nous n’acceptons pas l’esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire ». On reconnaîtra volontiers que nous sommes alors très loin de la vulgate marxiste et surtout de ses applications mécanistes, dont les différentes, et nombreuses, variétés de trotskistes resteront toujours dépendantes, hier comme aujourd’hui !

Si l’auteur a découvert le surréalisme en 1964, du haut de ses vingt ans, son désir sincère est de signifier l’importance de ce mouvement ayant pour ambition d’œuvrer à « l’émancipation totale de l’homme », en totale rupture avec « l’ordre ancien qui prétendait renaître de ses cendres après quatre ans de feu et de sang », et s’il s’appuie sur la citation du Second Manifeste que voici : « C’est à l’innocence, à la colère de certains hommes à venir qu’il appartiendra de dégager du surréalisme ce qui ne peut manquer d’être encore vivant, de le restituer, au prix d’un assez beau saccage, à son but propre », il commet cependant l’erreur fondamentale de faire commencer son ouvrage en affirmant que « le mouvement surréaliste organisé a disparu » ; on peut supposer qu’en l’occurrence il s’est laissé manipuler par certains « archivistes » ou pseudo historiens dont c’est le gagne-pain depuis longtemps, en « oubliant » volontairement un livre publié en 2001 par Maurice Nadeau, Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire, sous-titré Mort d’un groupe, naissance d’un mythe, livre qui détaillait les raisons pour lesquelles le « groupe surréaliste français » en était arrivé à décider de son auto-dissolution, j’ai dit le groupe, pas le mouvement international, comme en témoigne encore l’article intitulé « Le surréalisme dans le monde », dont nos lecteurs ont pu très récemment prendre connaissance.

Il se trouve que je suis l’auteur de ce livre et de cet article et que, si je mentionne la chose ici, ce n’est pas par un quelconque narcissisme d’auteur, mais parce que je soupçonne Jean-Pierre Plisson d’être la victime consentante d’une petite coterie faisant dépendre tout ce qui lui tient lieu d’analyse de la désolante attitude manifestée jadis par Jean Schuster qui, en dépit de ses efforts pour « diriger » le surréalisme après la mort de Breton, devint, par une triste fuite en avant dans l’égocentrisme, le fossoyeur du « groupe » en question, en aucun cas le décideur décisif, ainsi qu’on le présente systématiquement ; à la tête de cette coterie, on trouve un individu ayant osé écrire un jour qu’il avait décidé une fois pour toutes d’appréhender « tout ce qui touche le surréalisme à travers ce qu’en écrit Jean Schuster », ce qui permet d’estimer à la baisse la fiabilité du personnage ! Je ne mentionnerai pas son nom, mais il circule en bonne place tout au long du livre, d’où mes doutes… Mais nous reviendrons sur ces épisodes un peu plus loin.

Jean-Pierre Plisson, André Breton. Le fil rouge des enchantements

André Breton au festival Dada festival à Paris, avec une pancarte de Francis Picabia (27 mars 1920)

Si vos connaissances sur les origines et le développement de la révolution russe d’octobre 1917 (ou faut-il dire le « coup d’État » ?) sont insuffisantes, et si vous n’êtes pas au fait de ses répercussions en France, notamment dans le milieu où s’agitent ceux qui sont encore dadaïstes pour peu de temps, Plisson vous fournira tous les détails possibles avec une précision absolue. D’ailleurs, son livre résonne le plus souvent comme une démonstration du rôle de la politique dans l’évolution des surréalistes, au point de faire passer parfois les activités poétiques, plastiques ou subversives des membres du groupe comme relativement secondaires au regard de l’Histoire et de la tentation communiste.

Ainsi, les rapprochements avec le groupe « Clarté » – Jean Bernier, Victor Crastre, Marcel Fourrier… – et le projet d’une revue commune appelée La Guerre civile sont évoqués avec chaleur, même si cette revue ne verra jamais le jour ; de plus, Breton vient de lire le Lénine de Trotsky et son enthousiasme est d’autant plus vif que le portrait tracé dans ce livre s’arrête au 22 janvier 1924, soit à la mort du révolutionnaire. Un peu plus tard, le 4 octobre 1926, « expression du hasard et de la nécessité », écrit Plisson – les surréalistes parlent, eux, de « hasard objectif » –, alors que Breton se trouve devant la vitrine de la librairie de L’Humanité, en quête du dernier livre de Trotsky : « Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue qui, elle aussi, me voit ou m’a vu. Elle a la tête haute […] Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage… »  C’est Nadja. « Les pas perdus, mais il n’y en a pas », dira-t-elle ; du bon usage de Trotsky…

N’oublions pas qu’à cette date le créateur de l’Armée rouge n’est pas encore exclu du Parti communiste de l’Union soviétique ; la lecture du Lénine va inciter les surréalistes à prendre position en faveur de la IIIe Internationale et à s’inscrire au Parti communiste français en 1927. Cette adhésion sera chaotique, la « politique culturelle » des communistes qui vise à subordonner la vie de l’esprit aux impératifs de la propagande étant inacceptable aux yeux des surréalistes. En novembre 1930, Aragon et Georges Sadoul se rendent au congrès de Kharkov, convoqués par « l’Association des Écrivains Prolétariens de Russie » ; à l’issue de cette rencontre, ils sont amenés à signer une déclaration explicite par laquelle ils renient les positions surréalistes : « Notre responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le Second Manifeste du Surréalisme par André Breton dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique ». La rupture sera bientôt consommée, Aragon ne tardant pas à devenir le stalinien pur porc que nous connaîtrons par la suite.

Le travail de Plisson est riche de détails sur toute cette période, ce qui lui fait écrire : « À Moscou, le parti bolchevique a bel et bien changé depuis la mort de Lénine et l’expulsion de Trotsky. Il faut se rendre à l’évidence qu’une caste privilégiée, ayant confisqué tout pouvoir politique, gère les conquêtes sociales d’Octobre pour son propre compte au nom du prolétariat, et tourne le dos à la révolution ».

Il est impossible de retracer ici tous les événements qui vont dès lors se succéder concernant les rapports des surréalistes avec le parti communiste, sachant que, là encore, l’auteur sait restituer sans défaillance tous les épisodes de l’histoire. En 1935, c’en est fini, et les procès de Moscou, véritable attentat contre le mouvement ouvrier, et manœuvre indirecte contre la révolution espagnole, dénoncés violemment par Breton, vont amener un rapprochement avec la personne de Trotsky qui trouvera son acmé, en 1938, lors d’un séjour à Mexico de l’inventeur du surréalisme – Mexico où se trouve l’exilé – dans la rédaction en commun du manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant », visant à créer une Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant (F.I.A.R.I.), destinée à contrer l’A.E.A.R. (Association des Artistes et Écrivains Révolutionnaires), sous influence moscovite, mais qui connaîtra bien des avatars. Empêchée assez rapidement d’agir par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, ses objectifs se trouveront singulièrement modifiés par la victoire des Alliés, et son début d’activité cessera de fait. Mais, en 1965, un groupe de jeunes trotskistes se présentant sous le sigle RUpTure tentera de ranimer la F.I.A.R.I. en prenant contact avec les surréalistes, comme si l’on pouvait renouer le fil sans tenir compte de l’évolution du monde. Breton et le groupe mettront fin à la chose, le 19 avril 1966, par la déclaration « Ni aujourd’hui, ni de cette manière ».

Rappelons ici que jamais les surréalistes n’adhèreront à tel ou tel groupe se réclamant explicitement du trotskisme ; seul Benjamin Péret tentera, au Mexique, dans les années 1940, l’expérience d’un groupe constitué de lui-même, de Manuel Grandizo Munis – son camarade de combat durant la guerre d’Espagne – et, notamment, de Natalia Sedova Trotsky, au sein de la IVe Internationale. Mais leurs analyses qui dénonçaient le mythe de l’URSS  comme « État ouvrier dégénéré » – mot d’ordre du Programme de transition rédigé, en 1938, par Léon Trotsky – et démontraient l’existence d’un « capitalisme d’État contre-révolutionnaire » en lieu et place provoquèrent de tels débats lors du congrès mondial de la IVe Internationale à Mexico, en 1948, que cette organisation ne tarda pas à éclater en plusieurs groupes rivaux, ce qui est toujours le cas aujourd’hui. Fin du très relatif rapport  surréalisme/trotskisme, que Plisson tente d’exalter par de multiples références à la IVe Internationale, rapport ne relevant, quoi qu’il en pense, que d’une certaine empathie liée aux persécutions subies par ce mouvement au fil du temps, ce qui poussera Breton à déclarer qu’il accordait à ses militants « jusqu’au droit de se tromper » ; on voit qu’on est loin d’une adhésion pleine et entière à sa trajectoire politique.

Dès 1933, et par la déclaration collective « Du temps que les surréalistes avaient raison », Breton ne cessera de dénoncer le stalinisme et son train. Mais quand l’auteur s’interroge sur la perspective révolutionnaire où le surréalisme pourrait alors « trouver sa place », et qu’il déclare que cette interrogation « trouvera sa réponse la plus aboutie […] quand Breton rencontrera Trotsky à Mexico », il ne tient pas compte de ce qui s’ensuivra quelques années plus tard, durant la période d’exil de Breton à New York, pendant l’Occupation. Nous verrons cela ultérieurement.

Jean-Pierre Plisson, André Breton. Le fil rouge des enchantements

André Breton (1923)

Si j’ai beaucoup insisté sur la coloration presque abusivement politique donnée par Plisson aux premiers temps du surréalisme, je dois cependant noter qu’il s’intéresse aux autres activités du mouvement grâce à un découpage en séquences ; voici un survol des titres de quelques-unes d’entre elles : « Le Surréalisme et la peinture », « L’Âge d’or », « Le Surréalisme au service de la révolution », « Minotaure », « Le cas Dalí », « Péret à Barcelone », « Assassinat de Trotsky », « Le Déshonneur des poètes », « Antonin Artaud », « Le Surréalisme en 1947 », « À la niche, les glapisseurs de dieu ! », « Messali Hadj », « Éros », « Le Manifeste des 121 », « L’Art magique », « L’Écart absolu », « L’Archibras », « La Plate-forme de Prague » ou, bien sûr, plusieurs séquences concernant les événements qui menèrent à l’auto-dissolution du groupe parisien, historiquement formé par André Breton, après le décès de celui-ci. Ceux de nos lecteurs qui n’ont pas lu les différentes histoires du surréalisme – Maurice Nadeau, Jean-Louis Bédouin, Gérard Durozoi – seront certainement happés par celle-ci.

Maintenant, je dois néanmoins formuler d’autres réserves que celles touchant à l’excès de trotskisme déjà signalé. Par exemple, si la remise en cause par le plasticien et théoricien Wolfgang Paalen, réfugié à  Mexico, de certains principes portés par le surréalisme est bien évoquée par l’auteur, il n’en analyse pas les conséquences à longue portée. Voyons un peu ; dans une lettre à Breton du 25 novembre 1941, Paalen déclare : « je ne peux m’empêcher de résumer que je suis en désaccord complet avec la pensée hégélienne, avec le Matérialisme Dialectique, et avec le Marxisme en tant qu’il prétend fournir une base objective scientifique au comportement révolutionnaire ». Il reviendra sur le sujet dans le premier numéro de la revue Dyn (1942)) qu’il anime, en ajoutant « qu’après tous les échecs sanglants du Matérialisme Dialectique […] s’impose la plus rigoureuse vérification de toute théorie qui prétend déterminer la place de l’homme dans notre monde, la place de l’artiste dans le monde ». Dans un premier temps, Breton puis Péret sont ébranlés par la position de Paalen, mais l’idée fait son chemin, et Breton écrira à Péret, le 23 février 1945 : « En dernière analyse, Paalen est le seul à avoir tenté quelque chose […] et, sur le plan général, j’estime que dans les circonstances présentes, il est moins important de se maintenir en règle avec tels principes formulés que de demeurer en vie et d’en témoigner par des suggestions nouvelles ».

Et puis les rencontres objectives se précipitent ; en 1945, Breton découvre les œuvres complètes de Charles Fourier, à New York, et c’est tout un pan de sa conception révolutionnaire du monde qui prend une nouvelle orientation du fait des théories  de l’utopiste-poète, « la plus grande œuvre constructive qui ait jamais été élaborée à partir du désir sans contrainte », dira-t-il à Aimé Patri en 1948. Après avoir, dans une interview au journal Jeunes Antilles, en mars 1946, déclaré qu’il fallait concilier le mot d’ordre de Marx : « Transformer le monde » et celui de Rimbaud : « Changer la vie », Breton va faire un pas de plus, trois mois plus tard, à Paris, à la faveur d’un « Hommage à Antonin Artaud ». Au cours de son allocution, il renforce et « fixe », en quelque sorte, une formulation qui orientera pour toujours l’avenir révolutionnaire du surréalisme ; la voici : « En fonction même des événements de ces dernières années […] me paraît frappée de dérision toute forme d’‟engagement”qui se tient en deçà de cet objectif triple et indivisible : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l’entendement humain ».

Si leurs mots d’ordre demeurent, Marx et Rimbaud ont disparu, et la refonte de l’entendement humain s’impose comme l’objectif déterminant du surréalisme. Il semble bien que, dans Les paris sont ouverts (1934), Claude Cahun avait déjà eu l’intuition de cette priorité, la preuve : « C’est seulement quand le prolétariat aura pris conscience des mythes sur lesquels repose la culture capitaliste, quand il aura pris conscience de ce que ces mythes, cette culture, représentent pour lui, et qu’il les aura détruits, c’est seulement alors qu’il pourra passer aux développements qui lui sont propres. La leçon positive de cette expérience négatrice, c’est-à-dire sa transfusion dans le prolétariat, constitue la seule propagande poétique révolutionnaire valable ». De tout cela, Jean-Pierre Plisson ne fait pas état, la pensée trotskiste encombrant systématiquement son esprit, mais pas celui des surréalistes ! Qu’on se le dise, une révolution qui ne s’appuie que sur d’hypothétiques bouleversements économiques n’a aucune chance d’aboutir, il suffit, après Staline, d’aller voir se qui se passe du côté de Cuba ou de la Chine où les libertés n’ont qu’à bien se tenir ! Le théoricien révolutionnaire Gramsci n’a-t-il pas affirmé que c’est par les bouleversements culturels que l’on accède au pouvoir ? Et pourtant, il venait du marxisme !

Autre remarque : Plisson consacre une importante séquence à la XIe Exposition Internationale du Surréalisme, baptisée L’Écart absolu, en référence à Charles Fourier. Elle s’ouvre, à la galerie de l’Œil, le 7 décembre 1965, soit un an avant la disparition de Breton, et se veut une exposition de combat dénonçant la société spectaculaire de consommation ; ce qui est bien. En revanche, ce que ne dit pas Plisson, c’est que ce thème donne deux ans d’avance aux surréalistes sur le livre de Guy Debord  La société du spectacle (1967), et jusqu’à trois sur les événements de Mai-68, irrigués notamment par la même question, et surtout par l’esprit du surréalisme ; ce qui est dommage.

Là où ça ne va pas du tout, c’est quand Plisson reconnaît en Jean Schuster le « successeur désigné par Breton comme son exécuteur testamentaire », ce que l’intéressé s’efforcera toujours de faire admettre, mais qui est faux. Voici la seule phrase figurant dans le testament de Breton où apparaisse le nom de Schuster : « En ce qui concerne la gestion des archives du surréalisme en ma possession, je demande à mes héritières de consulter avant toute décision M. Jean Schuster, et de se conformer à son avis ». Pas de « successeur désigné », pas d’« exécuteur testamentaire », il s’agissait uniquement d’éviter que les archives personnelles de Breton quittent définitivement Paris, convoitées qu’elles étaient alors par plusieurs universités américaines. Je le sais, j’étais là !

Enfin, ce livre qui fourmille de détails sur la vie du groupe depuis ses origines se fait soudain d’une discrétion suspecte quand il s’agit de son auto-dissolution. Pourquoi ? Très simple : Plisson se refuse à citer mon travail concernant cette période (voir plus haut Le Mouvement des surréalistes), car il veut absolument conforter la légende véhiculée par de nombreux « archivistes » selon laquelle Schuster (encore lui !) aurait « décidé »  tout seul de la fin du groupe, voire du Mouvement.

Chronologie des événements : 1. Schuster, vexé du rejet par le groupe d’une « décision » qu’il souhaitait prendre quant à la revue L’Archibras, déclare se retirer du Café le 8 février 1969. 2. Cinq jours plus tard, le 13 février, cinq membres de sa « garde rapprochée » décident de le suivre par le texte très crypté intitulé « Aux grands oublieurs, salut ! » 3. Les membres du groupe comprennent vite que Schuster et ses complices veulent s’emparer du surréalisme pour le mener à leur guise, comme certaines correspondances avec les amis de province l’indiquent clairement. 4. Il est alors décidé par l’ensemble du groupe, vingt-sept personnes rien qu’à Paris, de rédiger le 23 mars une déclaration titrée « SAS », déclarant que « le groupe surréaliste organiquement constitué a cessé d’exister », et que « les manifestations publiques de tel ou tel ne sauraient être tenues pour représentatives de l’activité du Mouvement Surréaliste ». 5. Pris la main dans le sac, Schuster adresse le 19 mai une longue lettre comminatoire à de nombreux membres du groupe – à l’exception de quelques-uns, irrécupérables à ses yeux – exigeant une soumission absolue à ses futures décisions, et déclarant renoncer dorénavant à « l’étiquette surréaliste » ; nous dirons qu’il n’avait pas le choix ! 6. Contrairement à ce qu’écrit Plisson, dans son article publié par Le Monde le 4 octobre 1969, Schuster ne « proclame » pas la dissolution du mouvement surréaliste, il ne peut que constater son auto-dissolution, ce qui n’est pas du tout la même chose ! Mais, pour ne pas perdre totalement la face, il oppose un « surréalisme historique » à un « surréalisme éternel », double imbécilité philosophique dont j’ai montré ailleurs la stupidité.

Après avoir réglé leur compte aux ennemis traditionnels du surréalisme, des staliniens aux telquelistes, Jean-Pierre Plisson formule quelques espoirs dans son « Épilogue » : « S’il est évident que le surréalisme n’a donné aucun ‟mode d’emploi” lui assurant une pérennité formelle qu’il a toujours rejetée violemment, nous lui sommes redevables de l’immense chantier qu’il a ouvert aux marches de nos interrogations les plus pressantes ». Merci à lui.

Mon épilogue à moi, j’irai le chercher dans un livre de Joël Gayraud, L’Homme sans horizon [1], que l’on doit à l’un des membres actuels du groupe surréaliste parisien reconstitué. Voici : « De cycle en cycle, l’univers qui tombe sous la loi du capital devient un peu plus fuligineux, un peu moins respirable, un peu plus minéral. La part laissée au vivant ne cesse de reculer au cours de ses métamorphoses, et il est grand temps, pour la survie même de l’humanité, que l’éclair de l’utopie déchire le voile noir qui s’est abattu sur l’horizon ».

Encore une précision, cependant : le titre de cette chronique est une citation de la déclaration « Rupture inaugurale », adoptée, le 21 juin 1947 par le groupe surréaliste d’après guerre, qui affirmait : « Rêver la Révolution, ce n’est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales ». Utopie vaincra !


  1. Joël Gayraud, L’Homme sans horizon. Matériaux sur l’utopie, Libertalia.
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