Sombre, tendu, porté par des personnages mémorables, Nous avons les mains rouges est un roman de Jean Meckert (1910-1995) à redécouvrir. Au fil d’une intrigue qui se précipite, ses héros s’interrogent sur le sens de l’action tout en avançant vers leur fin. Écrit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, prenant pour sujet la Résistance, à laquelle Jean Meckert a participé, ce livre pose de nombreuses questions redevenues d’actualité, en particulier celles de la justice et du recours à la violence.
Jean Meckert, Nous avons les mains rouges. Joëlle Losfeld, 320 p., 12,80 €
Laurent sort de prison. Il a tué, dans la confusion d’une bagarre alcoolisée, plus ou moins en état de légitime défense. Il a bénéficié de circonstances atténuantes quoi qu’il en soit. Il veut recommencer sa vie, sans trop savoir comment, il cherche un bordel – « deux ans sans femme ! » – en attendant le train de 17 h 30. Mais, à Rocheguindeau, « sous-préfecture de troisième classe », on ne trouve que l’ennui. Alors le personnage de Jean Meckert se laisse prendre à la sympathie que lui témoigne l’étrange duo formé par M. d’Essartaut, qui s’exprime en maximes poétiques, et Armand, colosse aux airs d’étrangleur. Laurent les suit jusqu’à la scierie de d’Essartaut dans la montagne. Il y gagne un doux patron et un ami.
Comme le héros des Coups, Laurent est un prolétaire plutôt séduisant, qui suscite des affections, mais mal dans la société et ne sachant pas comment l’exprimer. Un être solitaire au milieu de gens mieux éduqués, ou qui possèdent au moins les codes que lui n’arrive pas à maîtriser. En dépit d’efforts des deux côtés, Laurent ne fait qu’effleurer la véritable empathie, la vraie chaleur humaine. Elle lui glisse entre les doigts.
Meckert explore subtilement cette thématique, par le point de vue de Laurent, qu’on suit dans sa découverte des anciens maquisards entourant d’Essartaut. Pasteur, garagiste, fils du château, ils ne se satisfont pas des compromis de la paix. Épris d’absolu, ils veulent prolonger leur lutte, punir les enrichis du marché noir, les retourneurs de veste, les tortionnaires repeints en résistants de la onzième heure. Depuis les embuscades tendues aux soldats allemands, leurs mains sont « rouges ». Ces taches les marquent et les sacrent, leur donnent une mission : poursuivre « l’action directe », hors la médiation politique, en particulier celle du Parti communiste qu’ils rejettent.
À travers leurs discussions et les pensées de Laurent, Jean Meckert expose les problèmes que suscite cette continuation de la Résistance en temps de paix : la légitimité, l’opposition avec une société qui ne l’accepte plus, l’ambiguïté où mènent haine des médiocres et exaltation de la violence. Laurent relève que certains propos tenus par Hélène, la fille aîné de d’Essartaut, ne diffèrent guère du fascisme.
Cette jeune femme d’à peine vingt ans est l’envers de Laurent. C’est d’ailleurs le seul autre personnage dont on suivra le point de vue interne, dans la deuxième partie du livre. Le roman se joue entre eux. Héritière, cérébrale, intransigeante, si elle fait l’éloge du courage et du radicalisme des SS, c’est pour aussitôt constater que ces partis pris la coupent du bonheur. Consumée par ses idéaux, inspirée par Saint-Just, elle se blesse à ses propres angles, ne tient pas les positions médianes. Sa lucidité la tire de l’autre côté de l’échiquier politique, « à l’extrême-gauche », au-delà du PCF : « Et si, dit Hélène, les partis qui se disent révolutionnaires […] continuent à bloquer les salaires devant l’insuffisance manifeste du contrôle des prix ? S’ils nous envoient le couplet patriotique et refusent de prendre la tête d’un mouvement universel contre le principe des souverainetés nationales ? »
Dans ce roman, aucun personnage n’est manichéen, mais c’est en Hélène que s’incarnent le plus profondément les tensions et les contradictions de la soif de perfection toujours déçue par une réalité mitigée.
Jean Meckert ne met pas en scène ces soldats perdus de l’épuration pour – comme on le fait encore trop souvent – tenter de relativiser les crimes nazis et collaborationnistes par le biais des errements bien moindres de la Libération, ou pour tomber dans le simplisme des extrêmes qui se rejoignent. Au contraire, il envisage sérieusement la question de l’action directe, en l’incarnant dans des personnages déchirés par leur impuissance à influencer le monde. Jusqu’à en devenir tragiques : il y a de l’Électre ou de l’Hermione en Hélène d’Essartaut.
Meckert ne s’arrête pas là. Dans l’immédiat après-guerre, les résistants font partie des vainqueurs, et si les événements échappent au contrôle des justiciers ceux-ci peuvent encore faire un pas de côté. Au prix de la reconnaissance de leur échec. Repris de justice, Laurent, lui, n’a pas de rang où rentrer. Il n’a jamais vraiment été des leurs. La société le réclame.
Son tort a été de croire aux mots de ceux qui les détiennent : de croire aux formules mystérieuses de d’Essartaut, aux prêches enflammés du pasteur Bertod, à la rhétorique inspirée d’Hélène. Comme son instinct l’y poussait, il aurait dû rester aux côtés de Christine, la sœur d’Hélène, muette et innocente. Elle lui offrait aussi des mots, écrits, mais dans la sensation et la simplicité.
Pour faire de Laurent un parfait bouc émissaire, ne manque plus que l’entre-soi des « ploucs » que Meckert, en bon citadin, moque comme il le fera plus tard dans l’excellent roman noir Jusqu’à plus soif (signé Jean Amila).
Le tragique social de Nous avons les mains rouges résonne étrangement avec notre présent. Hélène juge la fonction de la police utile, mais l’usage qui en est fait « odieux ». Bertod déplore la soumission des juges au pouvoir, évoquant « ces gens de la magistrature, vingt fois renégats s’il y avait eu vingt maîtres ». Or, la question de l’action directe découle immédiatement de celle de la justice. Dans une société où l’on condamne un chômeur à un an de prison ferme pour avoir tapé sur une plaque de marbre (le monument du maréchal Juin, place d’Italie à Paris), alors qu’aucune enquête véritable n’est faite sur la mort d’une octogénaire – d’origine maghrébine – tuée chez elle par une grenade lancée par la police, la question de la justice se pose.
Dès la fin de la Seconde Guerre, Jean Meckert écrit un roman de la révolte, soulevant suivant différents axes les éternelles questions des idéaux bafoués et de la justice sociale. Il le fait à travers des personnages d’une intensité et d’une vie brûlantes. Dans leur nuit ardente, Hélène et les siens se débattent avec des dilemmes qui devraient être les nôtres.