Pour se libérer enfin des incertitudes de l’attente, de la séparation et de fidélités obsolètes, quatre Sud-Africaines inspirées par Winnie Mandela partent ensemble avec humour et gravité en quête de leur présence au monde. Le troisième livre traduit en français de Njabulo Ndebele salue la solidarité féminine en plein apartheid.
Njabulo Ndebele, Le lamento de Winnie Mandela. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges Lory. Actes Sud, 215 p., 22 €
Il s’agit d’une bande des quatre : inconnues, venues de régions différentes, de Soweto, de l’East Rand ou des hautes terres du Lesotho, elles représentent ces millions de femmes mises à l’épreuve pendant un siècle, qui ont vu partir leurs hommes travailler dans les mines, les usines et les grandes fermes, faire des études à l’étranger ou s’engager dans la lutte politique. Ces époux quittaient un monde féodal, bousculaient leurs perspectives, changeaient de vie, laissant leur foyer en jachère. Les quatre commères de Johannesburg imaginées par Njabulo Ndebele ont vécu et vivent encore la violence de leur pays et l’isolement des femmes, mais elles décident de former une « ibandla », une intime congrégation réunie chaque semaine autour des mots et des tasses pour parler librement de leur vie ; c’est le thé à l’anglaise, premier rituel tout simple et chaleureux de construction de leur communauté. Séparation, zone d’attente sans limite, espoir et incertitude sans fin, tel est leur lot dans l’enjambement d’une expérience qui fait transition du passé au présent. Femmes en colère, femmes en voie d’autonomie et de reconquête d’une identité singulière, elles sont les Pénélopes des temps modernes.
Cette fable de Njabulo Ndebele, critique influent, romancier, chancelier de l’université de Johannesburg où il est né en 1948, et de surcroît président de la fondation Nelson Mandela, a initialement été écrite en 2003 puis augmentée d’une préface pour reparaître en 2013. Il s’agit là de son huitième ouvrage – le troisième en français, après Fools (1991) et Mon oncle (1993). Dans une langue recherchée, Njabulo Ndebele évoque les déclinaisons de la vulnérabilité et de l’attente des femmes, puis leur envie d’aller au-delà des confidences ordinaires et d’engager la conversation avec Winnie, incarnation de la lutte politique, de l’impatience et du désir.
Ainsi la figure charismatique et flamboyante de Winifred Nomzamo Zanyiwe Mandela, « La Mère de la Nation », « The Lady », Leleidi, va-t-elle s’imposer comme une présence bien vivante au sein du quatuor. Et ce en toute logique puisqu’elle est « la plus célèbre des Sud-Africaines qui attendirent ». Une nuance toutefois, et d’importance : Winnie a vécu son attente en public, très en vue, militante de l’ANC, députée, vice-ministre de la Culture et surtout épouse du leader Nelson Mandela, emprisonné pendant 27 ans à Robben Island avant d’être libéré en 1990. Au-delà de leur histoire sud-africaine, elles se placent aussi sous le regard en mouvement d’une autre femme admirable, venue de l’Odyssée d’Homère qui attendit le retour au foyer de son mari Ulysse pendant dix-neuf ans : Pénélope, figure toujours présente, toujours recommencée.
La traduction du titre opte pour la tonalité mélancolique en choisissant le « lamento » plutôt que le cri ou les pleurs, une sorte de sourdine à la révolte, à l’appel au secours et au bruit du chagrin, une musicalité de la lamentation. Une manière aussi d’installer l’après-crise et une introspection commune qui n’exonère de rien mais permet d’avancer dans l’air du temps. L’écriture joue élégamment sur plusieurs registres, manie la litote autant que la dimension épique, embrassant le récit du prosaïque courage quotidien face au vide comme l’ampleur d’une expérience d’émancipation et de basculement politique. Cette charnière de l’histoire lorsque se fissure et craque l’apartheid trouve ici une expression originale, épurée comme les contes des sagesses ethniques, méditative comme les analyses de société. Qui plus est, le roman veut encore élargir sa perspective en convoquant une autre femme dans la dédicace : « Pour Sarah Baartman, victime d’affreux regards européens, profanée après sa mort et reposant finalement dans son pays. » Un fondu relie ainsi les histoires des régimes de l’oppression et des souffrances, rappelant le colonialisme, l’exploitation des gens simples et démunis luttant pour simplement survivre, et la domination des Blancs.
Certes, ces quatre épouses délaissées déplorent leur situation privée, et leur abandon de fait, leur désir qui s’épuise, la première solitude, mais, en dignes descendantes de Pénélope à Ithaque, chaque jour tissant le linceul de Laërte, son beau-père, éconduisant les prétendants, elles font face. Ici, point de guerre de Troie mais l’errance d’une navigation à vue, et toujours l’enchantement maudit des sirènes blanches et blondes qui égarent l’époux volage dans les sacrifices de l’autel multiracial.
Chemin faisant, Mannette, qui va à la recherche du mari parti ailleurs ; Delisiwe, qui se voit infliger un divorce pour cause d’enfant adultérin semé par un voleur nocturne ; Mamello, dite Patience, séparée de son amour d’enfance, militant de l’ANC, exilé ; Marara, veuve d’une épave : méchamment épiées par leurs voisins en quête de preuve d’une infidélité, elles ont vu passer deux décennies et observent les transformations de leur pays. Leur parole se libère – « une question posée c’est un cœur qui palpite, un esprit qui réfléchit » –, devient prétexte à maints dialogues qui donnent vitalité, humour, effronterie au texte, tandis que leur conversation fictionnelle avec Winnie, l’instrument révolutionnaire de la nation, l’égérie de l’ANC, la familière de Toni Morrison, contribue à leur salut.
Ainsi s’élargit le cercle de la cérémonie du thé et s’engouffrent d’autres histoires, d’autres questions, d’autres témoignages de la lutte. C’est aussi pour Njabulo Ndebele l’occasion de revenir sur la fabrication de l’icône politique, créature des autres et au service d’une cause, d’aborder le périlleux partage entre la clameur publique et la sphère intime, ce non-dit des déchirements du lamento. Et, point sensible, de montrer les luttes où l’on se trouve, où l’on se perd. Il y a un plaisir dans l’usage conjoint du vrai et du faux, comme il y a de l’audace dans ce recoupement des civilisations, dans ce savant mélange de figures d’invention, de créatures de la mythologie classique et du journal vivant en pleine action. Façon de plaider le rapprochement et une générosité universelle loin des classes et des races, de remettre en perspective les enjeux d’une révolution. Winnie Mandela, « née dans la salle de torture, élevée à Brandfort, éclose à Soweto », activiste et bien vivante, est devenue personnage de fiction qui, à la demande de ses quatre amies du roman, partage ses souvenirs de résistance au cœur du Black Township : « Avant moi la vie quotidienne ronronnait depuis des lustres. Je suis arrivée, j’ai défié toutes les lois civiles et sociales pieusement conservées dans l’histoire de Brandfort. D’un air dégagé je suis entrée dans les magasins interdits aux Noirs, j’ai noté la consternation qui se lisait sur le visage des clients blancs. Dans certaines boutiques, dès que j’entrais, je les voyais détaler comme du bétail effrayé […] une Noire en colère, sans gêne, ne suivant aucune de leurs lois, de leurs conventions, de leur code de conduite. J’ai réduit en miettes leur monde ségrégué. Bien avant la chute du mur de Berlin, j’ai démoli celui de Brandfort ».
Et Njabulo Ndebele d’ajouter encore un lien avec l’universel : l’Angleterre, la Grèce, l’Allemagne s’invitent aux thés de Johannesburg. Pour l’écrivain, ces pionnières portent aussi et surtout la responsabilité d’engendrer une société nouvelle, apaisée, car il y va du choix de la maturité et de la liberté. L’audace de Winnie Mandela, qui ranime les émotions de ses « chères sœurs », fait école. Winnie est décrite ici dans sa complexité : excentrique, divorcée, arrêtée, jugée, elle est aux côtés de Nelson lorsqu’il s’éteint en 2013, va mourir cinq ans après lui et après la sortie de la seconde version du roman.
Le lamento de Winnie Mandela s’appuie sur une construction hybride, combinant une perception des soubresauts de la société et un sens aigu du contexte humain. D’aucuns ne manqueront pas de considérer le roman de Njabulo Ndebele davantage comme un essai déguisé, un commentaire politique avec ses citations de la commission Vérité et Réconciliation, ou comme une mise en perspective nourrie de l’histoire qui se joue après les turbulentes années 1980. Hommage très fort à une solidarité féministe, à Winnie, « la femme aux neuf vies », aux génitrices du futur, il offre le condensé d’une société vue par les femmes, témoins des emprisonnements, des ambitions et des lâchetés des hommes, mais aussi vivant les prémices de l’affranchissement du patriarcat. Créativité ou destruction, tel est le dilemme de ces quatre héritières qui aspirent à émerger comme des êtres à part entière pour la première fois.
« Notre fable porte les histoires sud-africaines des descendantes de Pénélope. Suivons-les dans leur attente », note en ouverture Njabulo Ndebele qui rejoint ainsi la poignée d’écrivains, dont Jean Giono et Margaret Atwood, qui ont repris la tradition classique et la relation du couple homérique. À l’évidence, en Afrique du Sud, l’apartheid est le temps de l’attente, thème majeur de ce roman salué par Nadine Gordimer comme un livre d’une originalité remarquable et d’une grande puissance d’imagination. Prenons-le essentiellement comme un exemple atypique de la littérature d’introspection, comme une ambition de porter l’expérience crue d’une époque au faîte de la mythologie et de présenter cette tragédie humaine en symbiose avec l’immense défi de créer une société nouvelle. L’essentiel pour Njabulo Nbedele est de libérer l’imaginaire, de faire vivre la transition. Tout fait feu pour réveiller une société étouffée par l’apartheid, pour aérer le champ de bataille et pour passer des larmes au rire. Ainsi les cinq femmes vont-elles vivre le printemps suivant en voyage dans la savane, dans leur minibus qui roule vers le soleil levant ; elles plaisantent, elles chantent lorsqu’elles sont arrêtées par une autostoppeuse, une étrangère blanche, Pénélope, qui les salue: « Je suis venue vous rejoindre brièvement pendant vos vacances, vous femmes d’Afrique du Sud, pour souligner ce dont il s’agit : le signal de cinq femmes désormais en paix avec elles-mêmes et avec le monde. Je cherchais juste à vous rencontrer et à saluer votre démarche. » Sur la route depuis deux mille ans, délurée, elle est à la recherche des moments clé dans l’élargissement de la conscience du monde.
Une Afrique du Sud désenclavée, une fable quasi cosmopolite mais avec la couleur locale de ses mots de zoulou, de sesotho, d’afrikaans, ou de setswana dans les dialogues affectueux, des femmes éprises de liberté, une nation qui s’éveille, telles sont les sources d’inspiration du roman sud-africain de Njabulo Nbedele qui ne gomme pas les faux-pas mais sait faire de l’attente un moteur de transition, un motif de fierté et un objet littéraire insolite.