Salle Richelieu, le cinéaste Arnaud Desplechin fait entrer Angels in America au répertoire de la Comédie-Française. Mais il a dû donner de la pièce de Tony Kushner une version scénique quelque peu réductrice.
Tony Kushner, Angels in America. Mise en scène d’Arnaud Desplechin. Comédie-Française, salle Richelieu. En alternance jusqu’au 27 mars 2020
En 1987, le républicain Ronald Reagan, président des États-Unis depuis 1981, exerçait son second mandat. Au début de cette même année, l’Organisation mondiale de la santé annonçait que le sida avait fait, depuis 1981, plus de 15 000 morts dans le monde. Le trentenaire Tony Kushner commençait le premier volet d’Angels in America, sa « Fantaisie gay sur des thèmes nationaux » : Le millenium approche, suivi, en 1989, du second : Perestroïka, mise en scène en 1991 et 1992. L’œuvre est vite reconnue internationalement. Au Festival d’Avignon 1994, Brigitte Jaques créait la première partie, la seconde, en 1996, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, qu’elle dirigeait avec François Regnault. La traduction était due à Gérard Wajcman, en collaboration avec Jacqueline Lichtenstein (L’avant-scène théâtre, n° 957 ; n° 987-988). Arnaud Desplechin avait alors vu l’intégralité d’Angels in America, représentée en environ six heures, et en avait gardé un souvenir ébloui. Cette durée était aussi celle de la pièce, en polonais, mise en scène au Festival d’Avignon 2007 par le grand Krzysztof Warlikowski.
En 1986, Roy Cohn était mort du sida, officiellement d’un cancer du foie. C’est le seul personnage réel de la pièce, avec Ethel Rosenberg (ou plutôt son fantôme), qu’il avait contribué à envoyer sur la chaise électrique, ainsi que son mari Julius, tous deux ayant été soupçonnés d’espionnage au profit de l’Union soviétique. Personnalité très influente du monde politique, indissociable du maccarthysme, juif antisémite et homosexuel homophobe, il avait été l’avocat de Donald Trump. Dans la pièce, il est conçu comme une sorte de Richard III. Il souhaite tenir le rôle, joué auprès de lui par Joseph McCarthy, avec Joe Pitt. Ce jeune juriste reaganien, mormon, est marié avec Harper, elle aussi mormone, qui tente de supporter sa vie conjugale à l’aide de Valium à hautes doses, malgré l’homosexualité refoulée de Joe, jusqu’à la rencontre avec Louis. Ce dernier, juif, homosexuel, de gauche, était en couple, mais ne supporte pas l’annonce du sida déclaré chez son compagnon Prior. Lui ne pourra vraiment compter que sur Belize, son ancien amant noir, ex-travesti devenu infirmier, et aussi parfois sur Hannah Pitt, mère de Joe, débarquée de Salt Lake City à New York, à l’annonce de l’homosexualité de son fils, par un appel téléphonique en pleine nuit.
Arnaud Desplechin avait mis en scène Père de Strindberg, en 2015, à la Comédie-Française. Cette première expérience l’a incité à proposer à l’administrateur général, Éric Ruf, la pièce de Tony Kushner, après l’élection de Donald Trump et le film, 120 battements par minute, consacré par Robin Campillo au militantisme d’Act-Up. Mais les représentations salle Richelieu ne peuvent dépasser trois heures, celle d’Angels in América dure deux heures cinquante, avec un entracte entre les deux volets. À partir d’une nouvelle traduction de Pierre Laville (L’avant-scène théâtre, janvier 2020, n° 1475-1476), Arnaud Desplechin a conçu une version scénique condensée, centrée sur les motifs amoureux : « Arracher les amours hétérosexuelles à leurs privilèges, et offrir aux amours homosexuelles une telle ode, une telle vie, atteindre à un tel universel sans oublier leur singularité, c’est il me semble un des buts de Kushner ». Il l’a fait avec l’accord de l’auteur, mais parfois au détriment de la dimension politique chère à celui qui se présente volontiers comme « juif, homosexuel et marxiste ». Par exemple, se perd un long dialogue sur la démocratie et le racisme, célébré par Francois Regnault, lors de la création française de la pièce, entre le juif Louis et le noir Bélize. Lors de l’épilogue, les mêmes échangent quelques répliques sur Gorbatchev et l’avenir du monde, mais ne continuent plus leur dispute cocasse sur le sort des Palestiniens, avant la bénédiction réconciliatrice de Prior.
Salle Richelieu, la pièce perd de sa complexité et de sa richesse à être représentée dans une version scénique raccourcie, mais elle bénéficie de l’interprétation de la troupe à son meilleur. Faire jouer vingt-trois personnages par huit comédiens relève déjà de la performance. Dominique Blanc prend un plaisir évident à incarner six figures : en ouverture du premier volet le rabbin, du second le dernier bolchevik, Ethel Rosenberg, le médecin Henry, Hannah Pitt et, comme presque tous ses partenaires, un ange. Florence Viala, dans quatre rôles différents, manifeste les mêmes capacités de travestissement. En Roy Cohn, « qui n’est pas un homosexuel, mais un hétérosexuel qui s’éclate avec des mecs », Michel Vuillermoz ose une espèce de démesure, tantôt shakespearienne, tantôt boulevardière. La jeune génération témoigne magnifiquement du renouvellement assuré de la troupe : Jennifer Decker (Harper Pitt), Clément Hervieu-Léger (Prior), Jérémy Lopez (Louis), Christophe Montenez (Joe Pitt). Quant à Gaël Kamilindi, il peut passer du seul jeu ostensiblement homosexuel de l’ancien travesti, d’un humour fréquent dans la pièce mais omniprésent chez son personnage, à une sorte de sainteté, selon les termes d’Arnaud Desplechin. Belize réussit à faire dire le kaddish par Ethel Rosenberg sur le corps de Roy Cohn, seul à pardonner quand les autres refusent toute forme de réparation et de réconciliation.
Autre avantage à créer le spectacle salle Richelieu : la possibilité de quarante-quatre décors, malgré le rythme soutenu et la brièveté de nombreuses scènes. Arnaud Desplechin et son scénographe Rudy Sabounghi ont manifestement éprouvé une sorte de jubilation à disposer des moyens techniques de la Maison, à réaliser le « merveilleux THÉÂTRAL » cher à Tony Kushner, scénariste de Steven Spielberg. Le texte prévoit souvent deux actions simultanées sur un plateau partagé en deux, le « split-screen » au cinéma. Il porte ce défi à son paroxysme avec les répliques alternées, lors de la rupture finale entre les deux couples, Louis et Prior dans une chambre d’hôpital, Harper et Joe dans leur appartement. Certaines séquences ont lieu à l’extérieur : des « transparences » projettent sur un écran un paysage animé ; parfois, elle pourraient ne se dérouler qu’à l’intérieur, mais les deux espaces coexistent ; par exemple, une scène de lit sur fond de pont new-yorkais ajoute à l’omniprésence de la ville. Et bien sûr les anges volent avec des câbles et « toute la féerie du théâtre populaire », selon Arnaud Desplechin dans le programme, qui ajoute : « Les Angels c’est Shakespeare+Brecht+Broadway ». Mais, dans le spectacle, un Broadway américain et un boulevard français prédominent au détriment des deux autres références ; l’adaptation d’un texte considéré comme « profondément scandaleux » salle Richelieu par son metteur en scène remportait un triomphe le soir de la générale.