D’atelier en atelier : chez Louis Tartarin

Gérard Noiret part sur les traces de peintres dont l’œuvre entretient des liens étroits avec la poésie. Troisième étape à Bezons, chez Louis Tartarin, pour qui « ne comptent que ceux qui sont fous de quelque chose ».

« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure» (Neal Cassady)

« Ce qui n’est pas dans la pierre,

Ce qui n’est pas dans le mur de pierre et de

 terre,

Même pas dans les arbres,

Ce qui tremble toujours un peu,

Alors, c’est dans nous» (Guillevic)

D'atelier en atelier : chez Louis Tartarin

« Le moine avec le vent dans le dos » de Louis Tartarin (2018)

Du peuple restreint des décalés qui s’achètent une trottinette avant tout le monde, qui se baignent dans la Manche en décembre, qui traversent en VTT des forêts improbables à condition qu’ils aient un carnet de croquis dans leur sac à dos, ou qui lisent de la poésie pour s’oxygéner, Louis Tartarin est une autre figure de l’artiste : « Je ne vis pas de ma peinture mais je vis beaucoup mieux grâce à elle. Je ne me vois pas dépendre des offres des banquiers ou des entrepreneurs. » En dépit des expositions qui le mènent parfois loin (en Espagne, en Allemagne, en Hongrie, en Italie…), il reste ancré dans cette région parisienne où il est régulièrement invité par un centre culturel ou une galerie associative. Bien que la « banlieue » de son enfance soit désormais un agrégat de tours, de RER, de tramways, de fast-foods, de méga-surfaces diverses, il continue d’y lutter contre la pauvreté intellectuelle et les méfaits du libéralisme en marche. Responsable d’un programme d’arts plastiques à Bezons, une ancienne ville emblématique de la « ceinture rouge », Louis Tartarin doit concilier les exigences de l’animation et de la création.

Les sourires des centaines d’enfants qui ont découvert la pratique artistique dans ses ateliers hebdomadaires, la satisfaction des dizaines et des dizaines de peintres qui ont exposé dans les différentes éditions de la Biennale dont il est le moteur, masquent en effet la résistance qu’il doit opposer aux nécessités pédagogiques et à l’éclectisme obligatoire lorsqu’on travaille pour une municipalité. Impulsant la vie d’un collectif dont chaque membre a des attentes spécifiques, proposant aux élus, après de multiples recherches préparatoires, des listes de noms dans lesquelles seront choisis les commissaires et les invités d’honneur, se mettant en quatre lors de l’accrochage des expositions intermédiaires, il est difficile pour lui de se consacrer à ses propres préoccupations. Mais il mesure chaque jour sa chance d’exercer un métier tel que le sien à une époque où règnent les sacro-saintes coupes budgétaires.

« Îles muettes

Îles immobiles

Îles inoubliables et sans nom

Je lance mes chaussures par-dessus bord car je

voudrais bien aller jusqu’à vous » « (Blaise Cendrars)

D'atelier en atelier : chez Louis Tartarin

« Migration » de Louis Tartarin (2019)

Né à Nanterre en 1961 dans une famille ouvrière, ayant fréquenté des écoles qui ne lui « ont pas que rendu service », Louis Tartarin s’est d’abord investi dans le rugby et l’athlétisme parce qu’il ressentait le besoin « de dépasser le quotidien », et c’est durant les longs temps de vacuité qu’engendrent les compétition qu’il a commencé à griffonner. Si ce qui était une distraction a fini par devenir son principal centre d’intérêt, il le doit autant à un professeur de dessin, à des éducateurs sportifs engagés dans la lutte pour l’émancipation des individus, qu’à des rencontres de pur hasard. « La première s’est déroulée à Pont-Aven. J’avais 9 ans. Dans la chapelle Notre-Dame de Trémalo, j’ai découvert  un drôle de Christ vert que j’ai revu peu après dans un livre. Le tableau de Gauguin m’a prouvé qu’on pouvait sublimer les choses. La seconde a eu lieu plus tard, toujours en Bretagne. Un soir, j’ai aperçu trois individus qui transportaient du matériel de musique. Je leur ai proposé mon aide. Nous avons parlé. Il s’agissait de Xavier Graal, de Glenmor et de Gilles Servat. Le soir, pendant le concert-lecture, j’ai découvert la force des paroles. Le lendemain, j’ai acheté leurs recueils dans une librairie. Ce sont mes premiers livres de poèmes. »

Ces « coups de chance » n’ont pas eu qu’un pouvoir abstrait de révélation. Ils ont ouvert, alors que l’élan de la décentralisation culturelle subsistait encore autour de Paris,  des voies nouvelles à l’adolescent qui  avait surtout connu l’échec scolaire et, le moment venu, ils ont donné « au jeune passionné » qui ne pouvait se payer des années d’études aux Beaux-Arts le courage d’emprunter les chemins de traverse des pratiques non académiques, au bout desquels il a osé revendiquer une signature : Louis. Louis non suivi d’un  patronyme. Louis afin de rompre avec une généalogie ignorant l’invention. Louis, peu avant que Maurice Nadeau choisisse un de ses dessins pour illustrer un dossier-poésie dans La Quinzaine littéraire.

« Là-bas

(autant que possible sur les routes que

j’invente

pour m’en remettre à l’impossible)

toi. » (André Velter)

D'atelier en atelier : chez Louis Tartarin

« Migration » de Louis Tartarin (2019)

Sans modèle ni peintre préféré, Louis, qui considère que la guerre des esthétique est terminée, a en lui un ensemble agissant de créateurs qui constituent son histoire de l’art. Elle nourrit à l’occasion son travail. Dans un ordre alphabétique qui ne respecte pas l’ordre des télescopages, il y a… Mariana Abramović, « le nom important de l’art corporel », Bacon, qui a su « saisir l’énergie », Basquiat, « qui est né en même temps que moi et qui m’a en quelque sorte autorisé à peindre aux limites de la naïveté », le Caravage, « un bad boy au réalisme brutal », Camille Claudel, « novatrice par ses courbes et ses méandres », Gérard Garouste, « à l’imagination portée par les grands textes universels », Anselm Kiefer,  « qui sait plonger dans l’histoire et puiser dans les mythes », et Ernest Pignon-Ernest, « le seul capable de vous transformer une ville avec ses portraits collés sur les murs ».

Dans l’atelier qu’il occupe au bas d’une cité, sont alignées de nombreuses toiles avec leurs arêtes de poissons n’ayant jamais connu l’océan, leurs crânes échappés des Vanités, leurs figures évoquant les colosses de l’île de Pâques, et leurs inscriptions énigmatiques. Un examen d’ensemble montre qu’elles sont reliées par les mouvements d’un work in progress ininterrompu, que ponctuent régulièrement de belles réussites picturales où sont synthétisées les découvertes des étapes précédentes. Autour d’une couleur lui ouvrant d’un coup (le rose) des assemblages nouveaux. Autour d’une construction (par bandes lumineuses) qui déplace l’attention. Autour d’un thème (don Quichotte, le Golem, les émigrations massives) qui renouvelle sa quête.

Cherchant constamment à cerner une présence dont il ignore les contours exacts, il n’oublie pas – « Pour moi ne comptent que ceux qui sont fous de quelque chose, fous de vivre, fous de parler, fous d’être sauvés, ceux qui veulent tout en même temps, ceux qui ne bâillent jamais, qui ne disent pas de banalités, mais qui brûlent, brûlent, brûlent comme un feu d’artifice » – l’affirmation définitive de Jack Kerouac… ce qui ne l’empêche pas de savoir nuancer voire dédramatiser l’acte créateur : « Les écritures que tu vois ont d’abord été un moyen pour équilibrer mes compositions. Je me suis rendu compte après coup de leur importance. La majeure partie de mon évolution est instinctive. J’ai longtemps eu à me battre contre l’angoisse que génère en moi le vide autour des motifs. Il fallait que je le comble ! Avant que chaque centimètre carré du tableau ait une nécessité, j’ai multiplié les tentatives et les remises en cause. Ces écritures, sont-elles les traces de mes échecs scolaires ? des fragments d’un langage perdu ou à venir ? les preuves du passage nocturne d’un tagueur… Je l’ignore. Peu importe, d’ailleurs. Avec leurs mouvements, avec leurs couleurs, elles signifient. Ce qui compte, c’est qu’elles soient plastiquement justes par rapport à mon être du moment. »


Précédents épisodes de ce parcours d’ateliers en ateliers : à Sens, chez Biagio Pacino et à La Puysaie, chez Judith Wolfe.

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