« Mes compagnons de sommeil, c’est près de vous que j’imagine une existence satisfaisante. Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogismes – les chercheurs de sommeil ». Cette citation de Jacques Rigaut, extraite de son Roman d’un jeune homme pauvre, sonne comme l’inventaire d’une existence qui voudrait faire de sa mort l’œuvre d’une vie, par le chemin de la « connaissance ». On verra pourquoi, comment et en quelles circonstances.
Jean-Luc Bitton, Jacques Rigaut. Le suicidé magnifique. Préface d’Annie Le Brun. Gallimard, 708 p., 35 €
Mais d’abord, voyons ce qu’en dit Annie Le Brun dans sa préface : « Je n’aime pas les biographies, se légitimant toujours de prétendre expliquer ce qui ne peut l’être. Il me déplaît aussi que la singularité d’une personne soit donnée en pâture. Mais voilà que contre toute attente, je me suis laissé prendre par cette ‟vie” de Jacques Rigaut, déraisonnablement longue ».
Je n’aime pas non plus les biographies, particulièrement celles que l’on dit « à l’américaine », vous savez celles qui ne laissent aucune place aux blancs d’une vie, les moindres détails matériels du quotidien s’affichant au premier plan de manière sottement anecdotique pour faire le plein, alors qu’ils sont chargés d’une très grande « quantité d’importance nulle », selon la formule définitive de Jacques Vaché, sur qui il faudra bien revenir, d’ailleurs. Donc, quand Annie Le Brun déclare que cette biographie est déraisonnablement longue, je ne puis qu’abonder en son sens, sachant que si c’est avec courtoisie qu’elle glisse ainsi une réserve, je ne suis pas tenu à autant de délicatesse.
Que nous importe, en effet, de remonter à la cinquième génération de la lignée paternelle de Jacques Rigaut, vers 1724, d’apprendre que son arrière-grand-père était bourrelier, qu’il se maria en 1816 avec Marie-Françoise Simonneau dont la petite-fille sera la grand-mère paternelle de qui vous savez… Il y en a ainsi des pages entières, après que l’auteur nous a pourtant informé qu’il épargnerait au lecteur « les détails de l’arbre généalogique rigaltien ». Plus tard, lors des voyages de Rigaut vers l’Amérique, rien ne nous sera épargné des navires traversant l’Atlantique, détail du personnel, nombre de cabines, menus et distractions, et c’est tout juste si nous échappons à la liste complète des passagers ! Si j’insiste sur la chose, c’est parce que la véritable importance du « suicidé magnifique » se trouve noyée dans ce fatras d’informations sans intérêt, et qu’il faut que la question posée par celui que Drieu baptisera « le Feu Follet » [1] soit d’une force et d’une exigence décisives pour que l’on passe outre et demeure quand même fasciné par sa trajectoire tragique. Cette question est au cœur du défi qu’il pose un jour, dans ses écrits : « Essayez, si vous le pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière ». Mais, auparavant, retour sur la manière dont Rigaut va tracer le chemin qui mène à la mort, et sur la séduction désinvolte qui sera son arme fatale, très tôt, dès l’origine : « Le jour se lève, ça vous apprendra ».
Concernant son adolescence, on retiendra surtout la complicité qu’il aura avec un certain René Chomette, futur Réné Clair, comme leur amicale rivalité à propos d’une comédienne en vogue, Gabrielle Colonna-Romano, de la Comédie-Française, dont on peut penser qu’ils furent, alternativement, les jeunes amants. Et puis, alors qu’il fréquente la faculté de droit de la Sorbonne, il fait la connaissance d’une étudiante en licence d’anglais, Simone Kahn, qui épousera plus tard André Breton, et dont l’intelligence et la finesse d’esprit apparaissent clairement à la lecture des lettres échangées avec Jacques Rigaut, ici reproduites. De plus, c’est elle qui, en octobre 1920, l’entraînera au Certà, le café où se réunissaient alors les dadaïstes ; en décembre, dans le numéro 17 de leur revue Littérature, on pouvait lire un texte commençant par cette phrase : « Je serai sérieux comme le plaisir », signée Jacques Rigaut, texte que Breton reprendra plus tard dans son Anthologie de l’humour noir, et dans lequel figure cette autre phrase : « Le suicide doit être une vocation ». Notons qu’avant de rejoindre Dada Rigaut avait publié un premier texte, en juillet 1920, dans la revue Action dirigée par Florent Fels, sous le titre « Propos amorphes » ; on y trouvait déjà cette phrase : « Il n’y a plus aucune vie en moi ».
« Quand Jacques Rigaut entre pour la première fois au Certà, les dadaïstes ont le souffle coupé. Beau comme un ‟gigolo roumain aux aguets”, selon Martin du Gard, des yeux gris clair mystérieux, impeccablement vêtu, désinvolte et cynique, froid et enjôleur, Rigaut fascine », écrit Jean-Luc Bitton. Et, dans les Entretiens, Breton pourra dire : « Jacques Rigaut trouve dans le milieu que nous formons l’écho malgré tout nécessaire à ses paradoxes de grande envergure enveloppés de l’humour le plus noir ». Son rôle au sein de Dada sera celui du provocateur poussant le groupe dans ses retranchements extrêmes ; « il ne fait pas semblant », insiste Bitton. Dans une lettre au peintre-écrivain Jacques-Émile Blanche, pour qui il travailla un moment comme secrétaire à temps partiel, il revient une fois encore sur son obsession : « Il n’y a pas trente-six façons de penser ; penser, c’est considérer la mort et prendre une décision ».
Afin d’apprécier à sa juste efficacité le radicalisme dada de Rigaut, il convient de lire sa déposition au cours de la mise en accusation de Maurice Barrès intentée par les dadaïstes pour « attentat à la sûreté de l’esprit », en raison notamment de son antisémitisme et de son patriotisme exacerbé dans la presse cocardière. Dans la salle des Société savantes, ce 13 mai 1921, s’est constitué un tribunal présidé par Breton, Aragon et Soupault jouant le rôle d’avocats, Tzara, Péret et Rigaut faisant office de témoins ; d’autres encore, comme Drieu la Rochelle. Voici quelques extraits de la déposition du témoin Rigaut, répondant aux questions du président Breton sur ses sentiments à l’égard de l’accusé : « La révolte est une forme d’optimisme à peine moins répugnante que l’optimisme courant. La révolte, pour être possible, suppose qu’on envisage une opportunité de réagir, c’est-à-dire qu’il y a un ordre de choses préférable et à quoi il faut tendre […] Je ne peux pas croire qu’il y ait quelque chose de satisfaisant […] L’intelligence mène inévitablement au doute, au découragement, à l’impossibilité de se satisfaire de quoi que ce soit […] Il n’y a rien de possible, pas même le suicide […] C’est un pis-aller à peine moins antipathique qu’un métier ou qu’une morale […] Ce qu’il y a d’un peu héroïque dans ce geste n’est pas ce qui me le rend plus sympathique. J’ai toujours horreur des grandes décisions, des partis extrêmes… » « Vous venez de montrer que le suicide ne vous semblait pas défendable, mais vous n’avez toujours pas dit comment, en condamnant tout, vous vous arrangiez pour vivre. « Vivre au jour le jour. Maquereautage. Parasitisme ».
Le public est scandalisé par ce nihilisme intégral ; et ce n’est pas fini, Péret apparaît alors « déguisé en soldat allemand, marchant au pas de l’oie, le visage recouvert d’un masque à gaz, se présentant comme le Soldat inconnu : ‟Ich bin kapput”, déclare-t-il à Breton », rapporte l’auteur, qui ajoute : « Des voix hostiles s’élèvent dans le public, au fond de la salle une trentaine de patriotes entonnent La Marseillaise et menacent de monter sur scène pour corriger les auteurs de ce sacrilège ».
On sait que le procès Barrès portera un coup décisif à Dada, son impossibilité à déboucher sur une autre forme d’action que le scandale ayant été démontrée avec fracas, notamment par les déclarations sans issue de Jacques Rigaut qui vont jusqu’à remettre en cause l’idée même de suicide, option paradoxale chez lui. Il est temps de passer à autre chose, ce sera le surréalisme. Mais ne refaisons pas cette histoire, ce serait beaucoup trop long.
Revenons à Rigaut. Il participera encore à quatre numéros de Littérature, ancienne et nouvelle série, sachant que, de son vivant, huit textes seulement seront publiés en tout, de nombreux « inédits », plus ou moins accomplis, faisant l’objet de publications posthumes. Sa vie sera dorénavant ponctuée par la recherche du plaisir, la fréquentation des bars, des riches salons et, bientôt, de la drogue, l’opium étant très en vogue à l’époque : « J’allais à la drogue comme à un rendez-vous avec une femme ». En 1923, grâce à une souscription lancée par Drieu, il embarque pour New York, le 17 novembre ; son destin l’attend là-bas, quelque chose de définitif va se passer le 20 juillet 1924.
Alors qu’il séjourne chez Cecil Parker Stewart, riche président d’une compagnie d’assurances maritimes, dans sa propriété située à Oyster Bay, sur le littoral nord de Long Island, il défie les miroirs, l’une de ses obsessions ; on connaît son impératif : « ET MAINTENANT, RÉFLÉCHISSEZ, LES MIROIRS », que Cocteau lui vola en l’affadissant par un mollasson : « les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images ». Donc, voici son récit : « J’ai pris un léger élan et, le front en avant, j’ai traversé la glace. Ce fut facile et magique – une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale. Depuis, au lieu que chaque miroir porte mon nom comme autrefois, c’est moi qui de l’autre côté vous réponds, c’est moi qui vous instruis, c’est moi qui vous modèle ». De cette « traversée » va naître son double, qu’il nommera Lord Patchogue, et qui fera l’objet de textes posthumes où il cultivera une forme de schizophrénie consciente et organisée qui le mènera jusqu’au bout de lui-même. « Son désir, c’est probablement tout ce qu’un homme possède, au moins tout ce qui lui sert à oublier qu’il ne possède rien. Il suffirait d‘avoir envie. Mais Lord Patchogue n’a pas envie d’avoir envie ». Avant la fin de l’été, il revient à Paris.
En octobre 1924, il fait la rencontre, à Paris, d’une jeune femme américaine de 32 ans ; elle est venue en France pour divorcer. Dès le début de 1925, il retourne à New York en sa compagnie ; ils se marieront l’année suivante. Début d’une vie de luxe de palace en palace, de Palm Beach à Cuba ou en Suisse, tandis qu’il boit de plus en plus et se drogue sans mesure. Au bout d’un an, une séparation aura lieu, pas un divorce, puis retour à Paris au 36 rue Singer, où il accumule les provisions d’opium et d’héroïne, comme les emprunts et les dettes.
En 1929, une cure de désintoxication commence dans une clinique de Malmaison, puis dans une autre à Saint-Mandé. Finalement, c’est à la clinique de santé de la Vallée-aux-Loups, à Chatenay-Malabry, qu’il passera ses derniers jours. Après être allé rechercher le revolver qu’il avait confié jadis à Pierre de Massot – « pour que je ne m’en serve pas » –, et suite à une nuit blanche passée avec quelques amis, le 6 novembre 1929, il avait trente ans, le moment est venu : « Jacques Rigaut, après de très minutieux soins de toilette, et en apportant à cette sorte de départ toute la correction extérieure qu’elle exige : ne rien laisser qui dépasse, prévenir au moyen de coussins toute éventualité de tremblement qui puisse être une dernière concession au désordre, se tire une balle dans le cœur », écrira André Breton dans l’Anthologie de l’humour noir.
Ses amis publièrent, en 1934, les Papiers posthumes regroupant certains textes retrouvés. À cette occasion, le fidèle Edmond Jaloux déclara dans Les Nouvelles littéraires : « On a dit, en se basant sur la ridicule expérience des faits, qu’il avait été tué par les paradis artificiels. Il aurait fallu dire au contraire qu’il a été prolongé par eux. Il s’était condamné à mort avant de les connaître ». Je suis tenté d’émettre une hypothèse allant dans le même sens : et si Rigaut avait choisi d’en passer par les cures de désintoxication précisément pour se libérer de l’emprise des drogues, non pour des raisons « de santé », mais afin de retrouver toute sa lucidité mortifère, et mettre enfin sa vie en accord avec sa mort, comme il l’avait maintes fois annoncé ? Le chercheur de sommeil pouvait alors prétendre au sommeil éternel…
Lorsque l’édition intégrale des Écrits de Jacques Rigaut fut établie en 1970, chez Gallimard, par Martin Kay, deux pleines pages furent consacrées à cet événement par J. M. G. Le Clézio dans La Quinzaine littéraire. En voici quelques extraits : « Mais qu’un homme considère l’éventualité de sa mort avec tant de calme et de raison, qu’un homme se tue par logique, parce qu’il a connu qu’il n’y avait aucun autre remède, voilà bien le comble du blasphème. Car cette mort condamne la société tout entière, lui révèle d’un seul coup sa faillite […] Je veux dire que la question de savoir si Jacques Rigaut est ou non un écrivain est devenue tout à coup complètement futile. Arrivé à ce point du voyage, il n’est plus possible de bien ou mal écrire […] Et si un jour, après beaucoup d’hésitations, après avoir beaucoup lutté, l’on se tue réellement, c’est parce qu’on l’avait écrit ».
On aura compris que le livre de Jean-Luc Bitton, en dépit des surcharges biographiques relevées, offre au lecteur d’aujourd’hui une possible rencontre avec ce « mystère en pleine lumière » qu’a été la brève mais fulgurante existence de Jacques Rigaut.
-
Drieu la Rochelle publia, en 1931, un roman portant ce titre, directement inspiré par la vie de Jacques Rigaut, et en 1963 Louis Malle en donna une adaptation cinématographique déchirante, dans laquelle Maurice Ronet incarnait le « suicidé magnifique ».