Jeux de miroirs

Disques (17)

Le pianiste Javier Perianes et l’Orchestre de Paris mettent en regard des œuvres pour piano de Maurice Ravel et les orchestrations que le compositeur en a lui-même proposées. En clé de voûte de ce programme, le Concerto en sol réunit tous les musiciens pour une interprétation qui fera date.


Ravel : Concerto en sol, Le Tombeau de Couperin, Alborada del gracioso

Javier Perianes, piano. Orchestre de Paris. Josep Pons, direction. Harmonia Mundi, 18 €


Maurice Ravel n’a pas d’égal dans l’art de l’orchestration. La magistrale version pour orchestre qu’il a donnée des Tableaux d’une exposition, d’après l’œuvre pour piano de Modeste Moussorgski, est souvent mentionnée pour illustrer cette affirmation. Le disque qui réunit le pianiste Javier Perianes et l’Orchestre de Paris, dirigé par Josep Pons, en donne d’autres exemples frappants. Jeux de miroirs est le sous-titre qui a été choisi pour ce programme dans lequel figurent des œuvres que Ravel a composées pour le piano et qu’il a, plus tard, lui-même réécrites pour l’orchestre. On entendra ainsi les versions pour piano et pour orchestre d’Alborada del gracioso (une des deux pièces orchestrées en 1919 parmi les cinq du recueil Miroirs pour piano seul de 1905) et l’intégralité du Tombeau de Couperin (six morceaux écrits en 1917 pour piano seul et les quatre d’entre eux qui ont été orchestrés en 1919). L’ensemble de ces pièces s’articule symétriquement de part et d’autre du Concerto en sol pour piano et orchestre, composé en 1931.

Ravel : Concerto en sol, Le Tombeau de Couperin, Alborada del gracioso Javier Perianes, piano. Orchestre de Paris

Pour l’auditeur d’une même pièce dans deux versions différentes que séparent quelques dizaines de minutes occupées par d’autres musiques, l’écoute ne permet pas forcément de repérer autre chose que des similitudes mélodiques. Se dégage alors un sentiment de déjà entendu ; on reconnaît la pièce sans vraiment l’identifier. Par exemple, les premières mesures du prélude du Tombeau de Couperin semblent bien bavardes au piano alors que la différenciation des timbres du hautbois et de la clarinette les structure davantage. En revanche, un rythme caractéristique et des ornements presque couperinesques rapprochent immédiatement le début des deux versions du menuet. Notons au passage que, même si Ravel rend hommage à François Couperin en composant cette suite de danses, il ne cherche pas à imiter son style. Ce tombeau est d’ailleurs aussi celui d’amis que Ravel a perdus pendant la Première Guerre : chacune des danses de la suite est dédiée à l’un d’entre eux.

Le rapprochement des pièces pour piano seul et de leurs sœurs orchestrales fait apparaître, dans le disque, des choix d’interprétation cohérents, voire évidents. C’est ainsi que la musette (aux environs de la deuxième minute des menuets du Tombeau) permet aux violons de chanter avec une expressivité dramatique assez naturelle. Peut-être cela a-t-il inspiré le pianiste au point de l’autoriser, au même endroit, à transcender une écriture très verticale pour son instrument ?

Le Concerto en sol constitue la clé de voûte du disque. Le premier mouvement, depuis le coup de fouet initial jusqu’à l’impressionnante descente finale, a des allures de concerto pour orchestre tant les musiciens y sont brillants et produisent des effets tantôt poétiques, tantôt sauvages, mais toujours avec beaucoup de justesse et de finesse. La dernière minute du mouvement est un chef-d’œuvre d’interprétation où le soliste révèle tout l’aspect percussif de la partition, sans jamais détimbrer son piano, et ménage, avec un orchestre d’une infaillible précision, des contrastes dynamiques surprenants. Il faut ensuite prendre le temps d’écouter, dans le mouvement lent, le phrasé très scandé de la main droite du pianiste qui laisse la place, après trois minutes de solo, à une succession d’interventions lyriques de la flûte, du hautbois et de la clarinette, inlassablement soutenues par la main gauche du pianiste. Ce mouvement se déploie jusqu’à un point culminant avant de basculer, à la sixième minute, dans l’accompagnement contemplatif du solo de cor anglais qui durera jusqu’à la fin du mouvement.

En introduction et en clôture du disque, Alborada del gracioso (à l’orchestre d’abord, au piano finalement) parachève le programme et montre bien qu’en orchestrant ses pièces pour piano Ravel donne deux versions d’une seule et même œuvre. La Philharmonie de Paris a permis ce disque splendide en donnant dans un même concert, en 2017, le concerto et les pièces orchestrales ; avouons qu’on aimerait entendre, au concert, ces jeux de miroirs !


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