Les éditions Nous publient une immense somme de poèmes de Jacques Roubaud. Poèmes brefs constitués de trois vers, ces plus de 4 000 « tridents » constituent une nouvelle forme poétique, plus courte encore que des haïkus. Le poète y note le quotidien, les choses vues et retient le temps qui passe.
Jacques Roubaud, Tridents. Nous, 1 024 p., 39 €
« Trident : fourche à trois pointes parallèles et barbelées servant à harponner les poissons », affirme le dictionnaire. Qu’à cela ne tienne, Jacques Roubaud transforme la fourche en poème : trois pointes barbelées et parallèles en trois vers articulés autour d’un vers central, vers pivot précédé d’un signe de croix cerclé, servant à harponner avec efficacité et dans tous les sens le moment qui s’échappe, le passé qui s’efface. Jacques Roubaud conserve de la violence de l’objet initial sa force de capture. Les trois vers constitués respectivement de 5, 3 et 5 syllabes, dans leur brièveté, agissent comme des pointes que l’on mémorise. Rassemblées, tuant l’oubli, elles tiennent entre leurs piques condensées la fuite du temps comme l’émotion la plus ténue.
Ce volume est animé de cette lutte contre la perte de la mémoire qui habitait déjà en 2018 Peut-être ou la nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque et, dans une moindre mesure, Poétique. Remarques (2016). Habités par des souvenirs d’enfance, des réminiscences, quelques dates qui rappellent la guerre et inscrivent au cœur du poème la circonstance calendaire, les tridents, dans une sorte de fulgurance, rattrapent le passé et retiennent la mémoire : « perdus : en quelques mois j’ai / perdu tant / de poèmes sus ». Jacques Roubaud y note son âge, mesure sa vieillesse : « Vieil homme : je suis ce vieil homme / j’ai vieilli / d’un seul coup en moi ». Le trident surgit comme l’espace de capture de ce « coup » porté par le temps à l’homme, et comme une forme poétique où s’accepte la réduction a minima de la mémoire et du corps.
Le corps se diffracte entre des tridents qui se font blasons, avec une violence ténue, retenue. Les fragments poétiques insistent sur le corps coupé, morcelé par les années : « mon dos : ni sèvres ni saxe / mais mon dos / est en porcelaine » ; « mon dos : tasse de thé en / porcelaine / dans des mains tremblantes ». Les poèmes, brefs et ainsi plus plastiques, vont jusqu’à épouser les boitements des jambes. Ils apparaissent comme des espaces de lutte et de combat non pour harponner les poissons mais les souvenirs et le moi qui se défait peu à peu de tout ce qui le constituait auparavant : « poèmes : je lutte les nuits / pour reprendre / en moi ces poèmes ».
Si Roubaud souligne, comme il le faisait déjà avec dérision dans Peut-être ou la nuit de dimanche, les difficultés de l’âge, ici la forme même du trident, bref et tranchant, lui permet d’en souligner toute la violence : « ces tridents : je tente ne pas / les trancher / dans le cœur d’un mot ». L’écriture, rappelant l’expression d’Annie Ernaux, se fait couteau : « ponctuer : ponctuer, trancher / dans le vif / l’élan-bavardage ». Les tridents coupent, tranchent à vif les phrases, leurs débordements et leur trop-plein pour ne garder que l’essentiel, mieux découper le fil du temps ou le corps du poète qui en porte les traces. Les tridents apparaissent alors comme une forme poétique accueillant le « kekchose d’extrême » de Queneau, cité çà et là par Roubaud : « “L’instant fatal” : l’instant mitoyen / annihile / passé et futur ».
Le trident porte ainsi en lui l’ombre des regrets et de la mort. On y croise les absents, on y devine les disparus. Les poèmes intitulés « suicide » rappellent le souvenir d’un frère mort évoqué dans Peut-être ou la nuit de dimanche, tandis que la mort de sa compagne, la photographe Alix-Cléo Roubaud, apparaît discrètement, sans nom, derrière une date et un lieu : « janvier 1983, rue Vieille du Temple : la chaleur s’éteint / la main tiède / aux doigts anormaux ». La rue Georges Perec « don municipal / si menu / que rien ne l’épuise » et qui s’étend sur plusieurs tridents datés du même jour renvoie, quant à elle, à un temps suspendu, ramène au « pur silence » et au souvenir d’une disparition. Le trident tire la puissance de son émotion de ce peu de mots, des vides et des blancs sur la page comme des petits détails distillés vers à vers, des petits riens notés comme dans un journal : « rue georges perec 15/03/07 : c’est une rue où / les chats sont / les seuls vrais passants. »
Les tridents tirent leur force de leur légèreté. Si le volume les rassemblant pèse lourd et si l’on y perçoit l’urgence vitale d’écrire et de noter, Jacques Roubaud ouvre cette forme poétique aussi grand que possible et joue avec elle avec grâce. Sur la page, les vers pivots, en deuxième place, précédés d’un petit signe de croix dans un cercle, clignotent et font la roue : « ⊗ j’ai choisi ce signe : / ⊗, pour marquer / des vers, là, la “tourne” ». Les syllabes elles-mêmes s’emmêlent et sautillent entre les lignes et les numéros qui précèdent chaque trident : « Mélilots : méli-mélo des / mélilots / mêlant mes lilas ». Entre les plus de 4 000 tridents, on entend le plaisir de la langue, un babil que rien ne semble vouloir interrompre. Jacques Roubaud déjoue alors la contrainte qui apparaît plutôt ici, et, comme il l’évoquait déjà notamment dans Poétique. Remarques, comme un potentiel ouvrant un « monde possible de poésie ».
Jacques Roubaud nous donne ici à lire le monde possible qu’il crée et invente en liberté depuis près de vingt ans. Comme dans Peut-être ou la nuit de dimanche, l’écriture apparaît en mouvement, dans sa dimension imparfaite, « déperfectionnée » disait-il encore. Cette « déperfection » apparaît à l’œuvre dans ces tridents qui se retiennent comme ils s’oublient, se succédant dans une profusion enivrante. Tridents laisse entrevoir un autre rapport à la lecture comme à l’écriture et met au jour le travail qui la sous-tend, quotidien, angoissé, où la lutte douloureuse côtoie le jeu – de go, de chiffres et de lettres –, pêche et harponnage « dans l’eau lourde des souvenirs ». Au-dessus, surnagent des touches de couleurs et de souvenirs en fleurs, iris, glycines, dahlias… « matin, 1942 : sous les dahlias vois / l’eau entrer / dans la terre sombre ».