La lumière et la nuit

La langue de Stéphane Audeguy est limpide, d’une limpidité vivifiante qui permet de rendre compte, dans ce très beau Histoire d’amour, de la teneur érotique de l’existence, alors même que la violence et la mort n’en sont jamais absentes. Le romancier fait s’entrecroiser des histoires d’amour qui se sont déroulées à des époques et en des lieux variés et éloignés, à travers le prisme d’un homme, Vincent, amoureux d’Alice, à Paris, en 2019.


Stéphane Audeguy, Histoire d’amour. Seuil, 288 p., 18,50 €


C’est dans la lumière que s’ouvre Histoire d’amour, et les premiers mots du roman de Stéphane Audeguy font état du bonheur intense de Vincent, au solstice d’été, qui est « son jour, depuis l’enfance » : « Il aime cette victoire fragile de la lumière sur la nuit ». Or, dans le roman la lumière l’emporte sur la nuit au fil de chapitres qui ne se suivent pas, qui n’ont pas entre eux de liens narratifs, hormis ceux consacrés à ce personnage masculin, Vincent. On suit sa jeunesse et ses découvertes des joies érotiques partagées avec des hommes et avec des femmes, jusqu’à la rencontre, incongrue et pleine de poésie, avec Alice, dans une galerie d’art.

L’histoire d’amour entre Alice et Vincent se dit par l’art, par la beauté et la peinture, leur langage amoureux inventé. Stéphane Audeguy lui-même, en racontant des histoires d’amour, se fait peintre, tant son écriture laisse le lecteur dans la grâce et la précision de tableaux successifs et jamais immobiles. Il insuffle un mouvement dans ses portraits et ses paysages au point que le lecteur se déplace de la Grèce à l’Italie, et même au Brésil, fait des incursions sous le règne des Médicis, chasse avec Actéon, arpente Naples et ses environs pendant la Seconde Guerre mondiale en compagnie de soldats américains. Pour autant, il n’oublie pas les éléments les plus saillants qui permettent d’entretenir la curiosité du lecteur à propos des différents personnages et de leurs aventures. Et il campe son personnage principal, Vincent, que l’on accompagne avec émotion, voyant s’étendre les ramifications subtiles de son existence aux mille formes, dominée par deux motifs inextricables, l’amour et la mort.

Stéphane Audeguy Histoire d’amour

Stéphane Audeguy © Jean-Luc Bertini

Adolescent taciturne et solitaire, il s’incarne progressivement dans ses diverses initiations érotiques, échappant à la tristesse banale de son adolescence et du morne quartier des Rives, dans une localité qui « n’a guère d’autres caractéristiques que de n’en avoir aucune », pour devenir cet homme critique d’art amoureux d’Alice. Le lecteur peut imaginer – c’est ce que laisse penser au moins une mention du texte – que l’homme passe d’un corps à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une époque à une autre, qu’il est l’œil et le corps vivant les expériences qui nous sont racontées.

Est-ce parce qu’il a échappé à un attentat qui a eu lieu, peu de temps avant, place de la République à Paris ? La Zone, comme on nomme la place depuis qu’elle a été fermée au public, espace interdit dans lequel s’affairent des équipes de nettoyage selon un roulement de quarante minutes, crée dans Histoire d’amour un centre vide, l’intrusion de la violence et de la mort spécifiques à une époque – on apprend en effet par les médias « la mort du dernier survivant de la première équipe de secours arrivée sur les lieux » –, auxquelles feront écho d’autres violences et d’autres morts dans les différentes histoires qui sont relatées. Le motif de la chasse signale d’emblée cette violence qui traverse les époques, tout en la liant au motif amoureux. En cela, Histoire d’amour flirte parfois avec la tragédie, sans hubris pourtant. Une tragédie qui se chuchote.

Histoire d’amour est rempli d’échos, de retours de motifs qui tissent le roman et attachent le lecteur dans une délicieuse toile. Stéphane Audeguy est à la fois d’une douceur absolue et impitoyablement tranchant, sans aucune contradiction pourtant. Ses personnages resplendissent d’amour ou de douleur, parfois mêlés pour un instant d’intensité absolue, et cet absolu est montré dans une langue d’une délicatesse sans pareille, qui procure un plaisir rare. On pourrait penser à ce que le peintre Pierre, connu dans sa postérité sous le nom de Piero di Cosimo, fondamental dans l’existence de Vincent, ressent lorsqu’il découvre le secret de l’amour et du désir féminin et qu’il décide de le « montrer en pleine lumière » tout en le suggérant « avec une délicatesse infinie ».

Ces mots de peintre pourraient sans aucune difficulté servir à décrire le roman de Stéphane Audeguy. Vincent, critique d’art, ne peut plus supporter ces artistes aux expositions jargonnantes et complexes, intimidantes ou tristement didactiques, car il est à l’affût de l’émotion. C’est précisément ce à quoi nous conduit Histoire d’amour, page après page, « victoire fragile de la lumière sur la nuit ».

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