Il y a un demi-siècle, les présocratiques furent au cœur de l’actualité philosophique. Tandis que séduisait un structuralisme triomphant, d’aucuns se tournaient vers l’aurore de la philosophie occidentale. Héraclite attirait tout particulièrement car se retrouvaient sur son nom aussi bien les héritiers de Nietzsche que les lecteurs de Marx. La thèse que lui consacra Clémence Ramnoux (1905-1997) a fait date et il est bon que nous la retrouvions aujourd’hui, encadrée par ses autres ouvrages et par un copieux choix d’études.
Clémence Ramnoux, Œuvres. Édition révisée par Alexandre Marcinkowski. Introduction de Rossella Saetta Cottonne. Encre marine, 2 vol. sous coffret, 832 et 768 p., 65 €
Cette thèse a fait l’objet d’une publication en 1959 sous le titre Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, titre dans lequel on peut voir une allusion au travail psychanalytique que son auteure menait alors. Trois ans plus tard, Kostas Axelos publiait son Héraclite et la philosophie où il s’intéressait à « la première saisie de l’être en devenir de la totalité ». Il y expliquait que « pour comprendre la dialectique – platonicienne, théologique et chrétienne, hégélienne et marxiste – il faut remonter à Héraclite ». Lors du semestre d’hiver 1966-1967, Eugen Fink invita Heidegger à son séminaire consacré à Héraclite. Le compte rendu en fut traduit en français en 1973, un an après l’édition savante de Bollack et Wismann. Importante figure intellectuelle de l’époque, Maurice Blanchot a préfacé en 1968 la seconde édition du Héraclite de Clémence Ramnoux, et son texte a ensuite été inséré dans L’entretien infini. On pourrait aussi mentionner la tonalité héraclitéenne de l’écriture de René Char, sensible à « ce génie fier, stable et anxieux ». Pour achever ce portrait de l’époque, on peut évoquer la création en 1965 de l’université de Nanterre, dans laquelle Clémence Ramnoux enseigna de l’origine jusqu’en 1975. Que ce soit, donc, sous influence nietzschéenne ou parce que l’on recherchait des origines à la dialectique marxiste, lire Héraclite faisait partie de l’air de ce temps – désormais mort. Retrouver Clémence Ramnoux dans une édition sinon complète du moins très représentative est aussi une manière de replonger dans cette époque lointaine où des éditeurs comme Gallimard ou Minuit publiaient des ouvrages sur les présocratiques.
Nul ne sait si Héraclite a jamais écrit quoi que ce soit, ni, à supposer qu’il ait rassemblé ses pensées dans un livre, comment celui-ci se présentait. Ne nous sont parvenues sous son nom que des formules brèves, de quelques lignes tout au plus, dont nous ne savons pas si l’état fragmentaire est d’origine ou est un effet de la manière dont elles nous sont parvenues, comme des citations faites par des auteurs postérieurs, pour certains, d’un demi-millénaire ou davantage encore. Ces formules peuvent nous apparaître obscures ou aussi, parfois, d’une clarté trompeuse ; il importe donc de regarder le contexte de leur citation et les intentions qui peuvent avoir été celles du lecteur tardif. On devine aisément que, si celui-ci est, comme souvent, un écrivain ecclésiastique, il a tiré la formule héraclitéenne dans une direction qui a peu de chances d’être conforme à ce qu’a pu vouloir dire un penseur antérieur d’un siècle à Socrate. Avant toute interprétation d’Héraclite, il y a donc lieu à un travail d’élaboration de la lettre même. C’est la tâche philologique que se sont assignée Bollack et Wismann.
Agrégée de philosophie, Clémence Ramnoux ne se donne pas comme philologue ; elle a néanmoins pris la peine d’étudier directement cette Réfutation de toutes les hérésies dans laquelle Hippolyte de Rome cite abondamment Héraclite afin de prouver que les gnostiques qu’il combat tirent de là leur doctrine, et non de la Vraie Foi. Puisque un grand nombre des fragments héraclitéens qui nous sont parvenus viennent de ce livre, il était particulièrement indiqué de regarder de près la manière dont le polémiste chrétien a organisé ses citations, de saisir quelle pouvait être la logique de ses découpages.
Quand, dans son grand livre, Ramnoux déclare tel fragment « douteux », ce n’est pas pour se livrer à une étude justifiant ou infirmant ce doute. Tous les fragments héraclitéens ne sont pas mobilisés et, de ceux qui le sont, elle se contente d’indiquer la provenance – le ou les auteurs anciens qui le citent – ainsi que les références des auteurs modernes qui les ont commentés. Sur cette base, sa méthode de lecture, inspirée de Dumézil, est fondée sur la mise en évidence d’une dizaine d’oppositions thématiques dans lesquelles elle pense pouvoir faire entrer la pensée d’Héraclite. On passe ainsi de « La Veille et le Sommeil » à « La Vie et la Mort », de « L’Homme et le Dieu », à « La Mémoire et l’Oubli », et ainsi de suite. Grâce à quoi nous est offert un ouvrage de 400 pages riche d’ouvertures stimulantes. On peut certes regretter que tel fragment auquel on tient (le 8, le 51, le 54, etc.) n’ait guère été commenté, et se demander si cette liste d’opposés est la manière la plus satisfaisante d’aborder un tel penseur. Cela dit, il est vrai que les traductions sont parfois discutées, et d’abord la construction des phrases en grec, mais la production du sens reste plutôt l’effet d’une méditation philosophique, voire poétique à la manière de Bachelard. On comprend aisément, en le relisant maintenant, pourquoi ce livre a marqué son époque.
Cette belle édition présente aussi deux autres livres, moins connus et que l’on a d’autant plus de plaisir à découvrir. Dans La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Clémence Ramnoux rapproche Héraclite d’Hésiode. Se souvenant plus directement de Dumézil, elle consacre son Mythologie ou la famille olympienne à chacune des grandes divinités grecques, étudiées une à une. Parmi les remarques stimulantes que l’on y glane, citons celle-ci à propos d’Athéna, patronne de la cité qui lui doit peut-être son nom : si cette « fille de son père » a revendiqué pour elle la vie publique et abandonné à d’autres la vie domestique, c’est que l’on avait d’abord « appris à séparer deux domaines : la vie publique et la vie privée ». Ainsi naquit le politique.
Alexandre Marcinkowski, à qui nous devons cette édition revue et corrigée des principaux textes de Clémence Ramnoux, était déjà le maître d’œuvre de la réédition du légendaire Psyché d’Erwin Rohde. Il doit en être remercié, avec les éditions Encre marine qui lui ont confié ces nobles tâches.