Stefan Zweig incarne une Europe en perdition qui n’a cessé de se rêver pour finir par s’accomplir, inversée, dans le crime absolu car la Shoah est issue de son centre même. Les essais, discours et entretiens de Stefan Zweig, jusque-là inédits en français et publiés sous le titre L’esprit européen en exil, vont au cœur de cette problématique. Ils montrent à la fois la clairvoyance du grand écrivain autrichien et sa volonté de ne pas prendre part à l’action politique.
Stefan Zweig, L’esprit européen en exil. Essais, discours, entretiens 1933-1942. Édition établie par Jacques Le Rider et Klemens Renoldner. Bartillat, 416 p., 22 €
Jacques Le Rider, qui a si puissamment analysé La crise autrichienne de la culture politique européenne (titre de l’un de ses ouvrages), montre dans l’introduction à ces écrits que Zweig « s’est toujours tenu à l’écart de la politique et a cru pouvoir continuer à se placer au-dessus des affrontements partisans, même après la prise de pouvoir par les nazis ».
Stefan Zweig représente aussi, malgré le décalage temporel, et de façon exemplaire, l’Europe de 2020, elle aussi traversée de mouvements et d’immobilités similaires qui mettent en cause sa façon d’être, son essence, à savoir la conciliation des divergences. Le désarroi contemporain d’une Europe prise entre courants migratoires et catastrophes écologiques se reflète dans l’impuissance renouvelée des « intellectuels » à infléchir le politique, impuissance qu’incarnait dramatiquement le grand auteur autrichien, qui entre 1933 et 1941, année de son suicide, au Brésil, ne cesse de mettre en garde contre le suicide de l’Europe civilisée.
Ce qui frappe dans l’ensemble de textes réunis par Jacques Le Rider et le germaniste autrichien Klemens Renoldner, c’est à quel point les discours, les mises au point, les divers textes de Zweig, sont à la fois généreux et totalement coupés de tout engagement personnel dans la réalité du moment. Dans sa préface, Klemens Renoldner montre combien l’œuvre de Zweig est placée sous le signe de la destruction de l’identité, autrichienne d’abord, européenne ensuite. En même temps, tous ces textes réunis dans cette sorte d’anthologie européenne contiennent tout ce qui constitue cette Europe suicidaire, « en voie de disparition ». L’exposé est entrecoupé, année par année, d’excellentes chronologies de la vie de l’écrivain qui constituent aussi un résumé de la descente progressive de la nuit nazie.
La tendance à se réfugier à l’abri des incidents de plus en plus violents de la scène publique s’inverse en proportion de la gravité des événements. « La véritable littérature ne sera jamais asservie à la politique », dit Zweig en 1933 et il ajoute : « La politique a déjà beaucoup trop envahi notre vie. Elle a pris, à mon avis, beaucoup plus à l’individu qu’elle n’avait le droit de le faire. » Mais, en 1940, il écrira : « Tout écrivain qui, en ce moment, se [concentrerait] sur son travail individuel, me semblerait suspect ».
Zweig, tout au long de ces pages, insiste sur la nature apolitique de l’écriture littéraire, comme si le fait de rester en dehors préservait des aléas de l’Histoire. C’est toujours le même balancement entre la conscience la plus extrême et l’inaction politique. Au fil des pages, on est surpris par son côté presque abstrait, resté à distance et pourtant paradoxalement « engagé », alors qu’il ne veut pas l’être ; la plus extrême clairvoyance va de pair avec le retrait. Il parle dans une lettre à Romain Rolland de « la folie froide » des nazis. Ainsi, le magnifique Hommage à Joseph Roth est l’expression de sa propre façon d’être européen.
Comme le souligne Jacques Le Rider, malgré son inaction politique, Zweig est considéré comme un écrivain de gauche, et la police autrichienne perquisitionne chez lui à Salzbourg en février 1934. Si, en janvier 1933, après la prise de pouvoir par Hitler, on pouvait encore hésiter malgré l’évidence, dès le 10 mai 1933 les jeux étaient faits ; ce jour-là, les ouvrages de Zweig furent les premiers à être brûlés, lors du bûcher de livres qui inaugure, ce n’est pas un hasard, la dictature nazie.
Ce qui ne cesse de préoccuper et de poursuivre Zweig, c’est sa propre condition juive dans l’hésitation entre nationalisme sioniste et intégration cosmopolite. Jacques Le Rider montre ses hésitations entre une conception pluraliste de la judéité et le sionisme qu’il finit par rejeter, sans le désapprouver. Il ne lui échappe pas que l’antisémitisme est la substance même du nazisme, sa raison d’être. Dès 1933, il s’inquiète du sort des enfants juifs d’Allemagne, mutilés jusqu’au fond de l’âme. Les premières chasses à l’homme de la prise du pouvoir ne seront que la première étape de l’extermination en préparation. L’ensemble de ces textes importants décrit tout ce qui faisait la matière vive de la culture et surtout de la civilisation européenne, exilée comme Zweig lui-même et bientôt détruite par le national-socialisme. Ce qui en reste aujourd’hui risque bien d’être à jamais effacé par la conjonction de l’audiovisuel, du nationalisme et de l’islamisme.