Des célèbres Leçons américaines d’Italo Calvino, Emmanuel Bouju reprend la situation (des conférences aux États-Unis) et la proposition (des réflexions à partir de six qualités). Il n’en retient heureusement pas la fin (l’inachèvement du livre et la mort de l’auteur), et propose un essai optimiste sur la littérature contemporaine, qui choisit en outre un mode de diffusion très ouvert : gratuit et en ligne. Dans l’état actuel de l’édition des essais littéraires, c’est sans doute sage si l’on veut être lu.
Emmanuel Bouju, Épimodernes. Nouvelles « Leçons américaines » sur l’actualité du roman. Codicille éditeur : à lire en ligne ou à télécharger gratuitement sur le site de Codicille
Calvino avait sous-titré son livre de 1984 « Six propositions pour le nouveau millénaire ». Face au constat d’un éloignement de la littérature dans le champ social et culturel, il y défendait ses valeurs comme autant de qualités concrètes : la légéreté, la rapidité, l’exactitude, la visibilité, la multiplicité. La dernière, intitulée « Consistency » en anglais, qu’on pourrait traduire par « régularité » ou par « fiabilité », il n’a pas eu le temps de l’écrire, pas plus qu’il n’a eu le temps de prononcer ces conférences qui sont restées pour beaucoup comme un programme plus que comme un testament. Emmanuel Bouju, à qui l’on doit de nombreuses contributions – sous forme de livres, d’articles ou de volumes collectifs – sur les liens entre littérature et histoire, reprend le principe de son modèle et une part de son ambition. Une part seulement, car, alors que Calvino puisait ses exemples dans toute la tradition, Bouju propose une réflexion sur ce qu’on a coutume d’appeler « l’extrême contemporain ».
L’originalité de cet essai brillant, souvent drôle, recourant à tous les types d’images (photographies, dessins, cartes, photogrammes de films, peintures, lettrines…), est bien de nommer cette littérature contemporaine : l’épimodernisme, après le postmodernisme, serait ainsi un rapport singulier au moderne, accordant toujours, comme la période antérieure, une certaine place à la mélancolie ironique et au scepticisme, tout en ayant dépassé son sentiment d’épuisement. Emmanuel Bouju articule ainsi les valeurs de cette époque sur le préfixe « épi », en retenant les différents sens de la préposition grecque de contact avec une surface, avec des valeurs distinctes d’origine, d’extension, de durée, d’autorité et de finalité. La littérature présente (les exemples concernent surtout la littérature européenne), loin d’être vouée à une mort annoncée, donnerait des signes d’une singulière vitalité en se faisant « de la douleur fantôme du passé une expérience puissante de pensée potentielle », en relevant un certain nombre de défis, celui de la compression du présent, celui de l’accélération de l’histoire et celui, peut-être encore aigu, des formes à donner à l’avenir et à la promesse.
Les six qualités retenues, qui sont aussi six valeurs de la littérature actuelle, sont la Superficialité, le Secret, l’Énergie, l’Accélération, le Crédit et l’Esprit de suite. Chacune d’elles prolonge une valeur mise au jour par Calvino et définit une caractéristique de l’épimodernisme. La première, qui fait apparaître en surface ce qui était caché, en donne la structure. L’œuvre d’Enrique Vila-Matas, qui a pu apparaître à certains comme le parangon du postmodernisme, dans la transformation qu’elle fait subir aux auteurs qu’elle parasite, assure un déplacement salutaire permettant à la littérature de rester une voie de déchiffrement du monde. Mais la réflexion sur la Superficialité se poursuit sur l’imaginaire d’une lignée romanesque dérivée de la lettre K, évidemment celle de Kafka et de ses personnages (que l’on pourrait d’ailleurs prolonger par le beau livre de Marie José Mondzain, K comme Kolonie, paru ce mois-ci aux éditions de La Fabrique). La méditation littéraire sur le K ou le Ka ouvre une façon alternative de faire de la critique, à l’œil et à l’oreille, pour mettre au jour la puissance politique de certaines fictions contemporaines.
Des autres qualités, on retiendra que le Secret porte sur la « vérité sans usage de la littérature », selon la formule de Philippe Forest au centre de ce chapitre ; que l’Énergie permet d’explorer les nouvelles formes d’autorité assumées par les auteurs français contemporains (Toussaint, Carrère, Chevillard) et magnifiquement mises en scène dans 2666 de Roberto Bolaño, dont Emmanuel Bouju offre ici une analyse vigoureuse et originale autour de l’idée d’autorité posthume. Au centre du livre, sa lecture est peut-être l’allégorie de son propre livre et de la place où s’installe son auteur dans l’héritage de Calvino. La vertu d’Accélération réfléchit aux nouvelles prises en charge de l’histoire par la littérature, dans « l’incarnation imaginaire du témoin » ou « la fiction d’énonciation des voix tues ». Prolongeant l’Exactitude de Calvino, le Crédit poursuit aussi la réflexion sur l’autorité en se demandant, avec Elfriede Jelinek, Leonardo Sciascia, Walter Siti, Florence Aubenas et Svetlana Alexievitch, comment on « s’autorise la littérature ». Enfin l’Esprit de suite nous laisse en compagnie de Pierre Senges et d’Olivier Cadiot sur un terrain d’expérimentation plus autonome mais susceptible de partage, de circulation, de cohésion.
Emmanuel Bouju choisit pour la littérature une voie largement ouverte à la jubilation. On pourrait lui reprocher son optimisme, sa façon un peu ostentatoire de la tourner vers le possible et de lui faire « crédit ». Mais c’est aussi la force de son livre que la révolution qu’il opère dans le contemporain en faisant sortir la littérature du ressassement mélancolique et de la spécularité postmoderne. En inscrivant les auteurs qu’il convoque dans des générations « frappées non plus tant par “l’absence de souvenirs” que par la souveraineté vivifiante de la décision d’écriture », il observe avec eux des puissances cognitives et des puissances de jeu, et il renoue avec l’exercice d’une critique constructive, donc politique.