Les éditions Bleu autour font une offensive Luc Baptiste en publiant trois ouvrages qui montrent la palette des talents de cet auteur. Sous un titre sibyllin, Le village et enfin, l’auteur décrit l’ambiance triste et pesante qui nimba son enfance du côté de Moulins dans l’Allier. Il commence, et cela ne nous étonnera pas car il est lui-même photographe, par l’évocation d’un cliché de Raymond Depardon où l’on voit « une femme dure et triste », « une femme de la campagne », comme elles se désignent elles-mêmes. Elle est de dos et porte en elle « la fatalité et la défaite ». Baptiste précise : « J’ai croisé sur mon chemin d’enfance tant de ces femmes ». Le ton est donné.
Luc Baptiste, Le village et enfin. Bleu autour, 88 p., 12 €
Autre part. Photographies. Bleu autour, 125 p., 18 €
La vie belle. Bleu autour, 120 p., 12 €
Avec un verbe d’une netteté redoutable, l’auteur se souvient de l’ambiance : voisins qui s’entredéchiraient, alcoolisme, « dureté d’un village et de ses gens » et ennui, naturellement. Une usine fabriquant du plastique, à côté du village, donne du travail pour un temps car elle va fermer. Baptiste brosse le portrait d’une vie obscure qui, sans lui, serait tombée dans le néant : Émile, l’ouvrier toujours en retard, hébété d’alcool, pêcheur du dimanche en mobylette. Devenu chômeur, il commente, dans un bar, la circulation de la Nationale 7. Pas de misérabilisme dans la narration, une logique sèche, le mot juste sur fond d’un constat sans appel : « Je n’ai pas vu le bonheur dans le village ; je n’ai pas rencontré quelque chose qui fût une promesse de bonheur ». Le dernier chapitre, correspondant sans doute au « et enfin », transporte le lecteur, sans crier gare, dans le Xinjiang… Pourtant, le dépaysement est singulièrement absent, tant la misère, l’indifférence et l’ennui sont les choses du monde les mieux partagées !
Le rapport entre photographie et écriture ne manque pas d’intérêt. L’album de photographies Autre part est sombre. Pas de visage, pas d’anecdote, « ni illustrations ni témoignages ». Il s’agit d’un regard qui, fugacement, fige un instant privilégié : « Je photographie un enchantement, même s’il arrive qu’il n’y ait rien d’enchanteur dans ce que je vois ; je veux dire une clarté soudaine, une évidence ».
De fait, des correspondances s’imposent et rien n’empêche sur une double page de créer une continuité entre un mur extérieur de la Cité interdite, le long d’un bassin, et un paysage de la Nouvelle-Calédonie. De même, sous un certain angle, une rue de Damas n’est guère différente d’un quartier pauvre d’Anvers. Nombre de photographies sont de vastes étendues, des paysages déserts de Jordanie, de Brighton, du Maroc, du puy de Sancy ou de Van. Ils ne sont pas clos car des chemins, des pistes ou des routes mènent au-delà. Le ciel est cependant souvent lourd. Il n’est pas surprenant que Baptiste affirme que ces photographies « sont des contemplations ». Une indéniable tristesse sourd de ses images que les voitures de New York ne viennent pas égayer, pas plus que les façades reflétées des immeubles qui perdent leur stricte géométrie. C’est peut-être pourquoi Baptiste confie : « J’aime que mes photographies fassent silence ». Elles n’appellent, en effet, aucun commentaire mais une sorte de recueillement. Nous ne pouvons pas nous insérer facilement dans ces images, c’est peut-être pourquoi l’album s’intitule Autre part.
Le dernier recueil, La vie belle, propose des instantanés de la mémoire qui retrouve des bribes d’histoire dans lesquels le regard est pour beaucoup. L’auteur confirme : « Nous ne savons rien des mémoires, mais les duretés ou les dissimulations des regards, l’avilissement des traits, les façons vilaines de se garder debout et d’avancer parlent comme des histoires. Les visages et les corps, plus que les paysages, m’affectent. Dans ma tâche de professeur, je fais face au miracle des regards ». L’intérêt de l’ouvrage est lié à un même regard qui embrasse une singulière diversité de lieux. Dans son village d’enfance, Baptiste n’a pas lu pour rien les navigateurs Le Toumelin et Moitessier. Le détail est fondamental et « révélateur » comme pour la photographie ; le sous-titre de l’ouvrage est « Images ». Se succèdent une scène dans un TER où une voix venue dont ne sait où proclame : « Dans vingt ans on sera tous morts » ; dans une rue du village de Roussillon, une femme âgée explique à tous les passants qu’elle va se marier ; sur la grand-place de Montpellier, un homme à mobylette demande frénétiquement la route de Nîmes au milieu d’une foule.
Ces moments fugaces sont vécus et se fixent dans la mémoire comme des photographies. Ils sont aussi suscités par des combats de coqs à Bali, par des locomotives admirées en Chine et à la petite gare de Lapalisse, par la neige du mont Aigoual ou celle du pic Bogda, en Chine, pays où les ruées pour accéder aux autobus sont inoubliables ! Plus insolite est l’homme qui, à Xian, se penche au milieu du trottoir crasseux pour boire : « Dans son face-à-face avec la flaque, il reste un homme sans visage. Peut-être l’ai-je entrevu, son visage, mais c’est sa position que je regardais ». Il n’est toutefois pas toujours nécessaire de s’éloigner beaucoup. L’auteur se dit ému, autour de chez lui, par les friches, « ces territoires abandonnés qu’ont modelés depuis des siècles les gens de peu » car elles sont porteuses « d’histoires perdues ».
L’auteur dit que ses images « n’ont rien à défendre ». À voir, car il affirme tout de même : « La photographie est une protestation » face au temps qui passe, et ses récits semblent pleins d’une indignation retenue face à une condition humaine désolée. L’attention que porte Baptiste aux gens, en particulier à ceux que l’on ne regarde guère, est tout à fait aiguë et si dénuée de pathos qu’elle en devient communicative. Il ne fait donc pas que partager son regard, qu’il s’agisse de photographies ou de textes.