Hypermondes (9)
Les nouvelles de Jardins de Poussière et le deuxième tome de la saga de fantasy La dynastie Dent de Lion confirment que Ken Liu est un écrivain majeur des littératures de l’imaginaire. La clarté et l’élégance de l’écriture se mettent au service d’une poésie douce-amère, des trouvailles de l’imagination et de la richesse des idées. Comme de subtiles rides à la surface d’un lac aux eaux calmes trahissent le bouillonnement des profondeurs. En quelques mois, de Liu Cixin, viennent également de paraître le roman Boule de foudre et la novella Terre errante, matrice de la trilogie Le problème à trois corps. Si Liu Cixin est chinois et Ken Liu américain, leurs livres montrent à quel point aujourd’hui la science-fiction se lève aussi à l’est.
Ken Liu, Jardins de Poussière. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti. Le Bélial’, 540 p., 24,90 €
La grâce des rois. La dynastie des Dents-de-Lion 1. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Élodie Coello. Fleuve éditions, coll. « Outrefleuve », 848 p., 24,90 €
Le goût de la victoire. La dynastie des Dents-de-Lion 2. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Élodie Coello. Fleuve éditions, coll. « Outrefleuve », 688 p., 22,90 €
Liu Cixin, Boule de foudre. Trad. du chinois par Nicolas Giovanetti. Actes Sud, coll. « Exofictions », 448 p., 23 €
Terre errante. Trad. du chinois par Gwennaël Gaffric. Actes Sud, coll. « Exofictions », 80 p., 9 €
Les vingt-cinq nouvelles de Jardins de Poussière, de Ken Liu sont autant de bonheurs de lecture qui combinent chacune plusieurs thèmes traditionnels de la SF, tout en les renouvelant grâce à la transposition dans la civilisation chinoise. Cela crée une façon légèrement différente d’envisager les choses, un accent porté sur d’autres points. La famille dans sa dimension verticale – les rapports entre parents et enfants – est ainsi au centre de beaucoup d’histoires. « Rester » expose la possibilité de se faire numériser sous l’angle du conflit entre générations. À la tension entre enfant numérisée et parent « ancien », « Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes » ajoute l’éloignement spatial comme contrainte professionnelle : l’intériorité numérique contre l’extériorité sidérale, la cellule familiale contre la vocation de découvrir, d’explorer. Mais c’est le père qui reste et la mère qui part. « Sept anniversaires » articule ces motifs à l’extinction écologique, en les déployant à l’échelle du cosmos, 800 000 ans dans l’avenir.
Cette question du futur est reposée en termes écologiques dans « Dolly, la poupée jolie » ou « Messages du berceau : L’ermite – Quarante-huit heures dans la mer du Massachussetts ». La dernière nouvelle du recueil, « Printemps cosmique », réfléchit à la fin de l’univers dans 6,7 milliards d’années. Là encore, Ken Liu entrelace les thèmes : « Messages du berceau… » traite aussi de la tendance de l’Occident à s’imposer brutalement aux autres cultures. Ce qu’on retrouve dans « Empathie byzantine », à travers blockchains, cryptomonnaie et manipulation des images. Réfugiés et massacres hantent ces deux nouvelles, et « Empathie byzantine » se conclut comme la novella L’homme qui mit fin à l’histoire, parue en 2016, dans son pessimisme sur la possibilité d’une véritable compassion envers les victimes de l’Histoire. « Nœuds » est une superbe nouvelle qui met en parallèle l’exploitation des savoirs traditionnels par l’Occident et l’asservissement des agriculteurs du tiers-monde grâce aux difficultés climatiques et aux OGM.
La question du rapport au passé, de sa compréhension et de sa valeur, est au cœur du « Fardeau » et de « Jours fantômes », la nouvelle centrale du recueil, qui aborde également la fin des civilisations et le pillage archéologique de la Chine. Ken Liu mobilise les motifs habituels de la SF pour traiter de sujets graves dans un esprit toujours humaniste, représentant des conflits bien plus feutrés que dans la science-fiction d’inspiration occidentale, des conflits atténués par des personnages toujours soucieux de trouver un accord. Les nouvelles se terminent souvent sur une note d’espoir, contenue dans le titre de la dernière, « Printemps cosmique », et exprimée dans la première, « Le Jardin de Poussière », par le miracle que la lumière, l’énergie nécessaire à l’exploration spatiale, naît de la beauté, de l’art. L’humour accompagne souvent l’espoir ; à propos des relations sino-américaines dans « Sauver la face » ou de l’adaptation de la technologie aux besoins dans « Moments privilégiés ».
Le lien entre SF et culture chinoise resplendit dans les nouvelles rétrofuturistes du recueil, merveilles d’élégance narrative et de délicatesse. « La fille cachée » ajoute au sens propre une dimension supplémentaire aux combats de ninjas. « Bonne chasse » reprend le motif du démon femme-renard pour, en passant par le steampunk, en tirer une méditation mélancolique sur la modernité. « Nul ne possède les cieux » décrit la fièvre de savoir, la soif créatrice d’un jeune ingénieur qui invente le dirigeable dans un monde médiéval imaginaire. C’est l’occasion d’opposer science, religion et pouvoir.
Cette dernière nouvelle se situe dans l’univers de Dara, cadre du cycle de fantasy La dynastie des Dents-de-Lion. Deux volumes ont été traduits en 2018 et 2019, le troisième, Le Mur des tempêtes, a paru le 3 février. Là encore, Ken Liu investit un genre de manière très personnelle. Le récit suit de nombreux personnages engagés dans les luttes de pouvoir, les guerres et les révolutions agitant les sept royaumes de Dara. Cela rappelle évidemment Le Trône de fer, mais, si un contexte réaliste est également traversé de quelques éléments surnaturels, s’il y a presque autant de morts et de trahisons, La dynastie des Dents-de-Lion mobilise un imaginaire radicalement différent pour créer un résultat original. Des écoles philosophiques s’opposent, les rapports entre maîtres et élèves, l’équilibre entre tradition et modernité, le choix des formes d’écriture, jouent un rôle essentiel. L’inventivité technique primitive – cerfs-volants, montgolfières, dirigeables, sous-marins ou lance-flammes – remplace la magie et les feux grégeois. Les dieux existent mais ils aiment débattre et savent faire preuve de relativisme.
Le ton aussi est inhabituel : la narration, simple et claire, préfère la litote à l’hyperbole et à l’accumulation. Au début de chaque tome, le récit prend le temps de s’attarder sur ce qui peut apparaître comme des digressions, avant d’accélérer jusqu’à une furie épique. Dans la SF comme dans la fantasy, par la forme brève ou la saga au long cours, Ken Liu traite de questions graves avec un humanisme et une inventivité qui permettent, situation rare, de considérer avec confiance l’avenir aussi bien que le passé.
Liu Cixin est l’auteur de SF chinois le plus connu. Space opera apocalyptique, la longue nouvelle Terre errante témoigne de sa capacité à manier les enjeux cosmiques. À l’origine publiée en l’an 2000, elle pose les fondations de ce qui sera plus tard la trilogie du Problème à trois corps. Menacée de destruction par l’évolution de son soleil, l’humanité planifie son émigration vers une autre étoile. Ne pouvant construire de vaisseaux assez rapides, elle va partir avec la planète elle-même. Terre errante, adaptée au cinéma sous le titre Wandering Earth en 2019, raconte le début de ce voyage, ses prouesses technologiques, ses bouleversements telluriques et sociaux, et surtout le sentiment d’angoisse lié à la menace d’anéantissement. Comme Le problème à trois corps, comme certaines nouvelles de Jardins de Poussière, cette novella arrive à exprimer en même temps effondrement et créativité, sentiment de la perte et espoir.
Quelques mois plus tôt était paru en français Boule de foudre, roman de 2001, dans lequel on retrouve la physique contemporaine comme moteur narratif. Mais la portée du livre – contre la guerre, l’esprit de vengeance et le militarisme – reste moindre que celle de Terre errante ou du Problème à trois corps.
Témoignant d’un genre en pleine expansion en Chine, notamment via la lecture en ligne, Ken Liu comme Liu Cixin apportent un souffle nouveau à la science-fiction. La culture chinoise infuse complètement les textes du premier, mais elle se retrouve aussi chez Liu Cixin avec certaines thématiques : la famille, mais surtout des foules rageuses et des exécutions massives et injustifiées rappelant la révolution culturelle. Et ils prouvent tous deux que la science-fiction, loin de n’être que divertissement ou évasion, permet de poser sérieusement des questions politiques, en particulier la question de l’avenir.