Ursula K. Le Guin, toujours un peu plus loin

Depuis sa mort il y a deux ans, Ursula K. Le Guin est citée comme une influence indéniable par de nombreux écrivains. Il est bon de redécouvrir cette auteure, y compris pour ses essais, désormais disponibles en français au sein de Danser au bord du monde.


Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Paroles, femmes, territoires. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon. Préface de Patricia Farazzi. L’Éclat, 288 p., 22 €


Ursula K. Le Guin, contemporaine de Philip K. Dick, laisse une œuvre abondante et variée : poèmes, nouvelles, romans, essais. Sa fiction explore des mondes imaginaires, planètes ou archipels. Influencée entre autres par Andersen et Tolkien, elle inspira à son tour des auteurs comme Neil Gaiman, David Mitchell ou Jeanne-A Debats. Son dernier roman, Lavinia (écrit en 2008, traduit en français aux éditions de L’Atalante en 2011), explore un autre type de terrain, une page laissée blanche dans une œuvre de fiction : ce que l’épouse d’Énée, qui fait l’objet d’une ligne dans l’Énéide de Virgile, pourrait avoir à dire.

Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde

Ursula K. Le Guin fait partie de ces écrivains qui invitent au partage : lisant, elle donne envie de lire, réfléchissant, elle fait réfléchir, et écrivant, elle suscite l’écriture. Des romans comme La main gauche de la nuit ou Les dépossédés font réfléchir, même des décennies après leur rédaction. Comme a pu l’expliquer Jeanne-A Debats, Ursula K. Le Guin touche autant au politique qu’au poétique. De même qu’elle cherche toujours à aller au-delà des oppositions binaires (masculin/féminin, jour/nuit, temps linéaire/temps cyclique), il est vain de séparer chez elle le fond et la forme : sa fiction est philosophique et sa non-fiction très bien écrite.

 

Fut-elle influencée par ses parents anthropologues ? Probablement, mais ni plus ni moins que par ses premières lectures. Elle manifeste en tout cas un intérêt passionné pour le rapport à autrui et un rejet des préjugés, une inventivité somptueuse et un refus de la facilité. Dans l’univers de Terremer, il faut connaître le vrai nom des choses pour être magicien, ce qui en dit long sur la puissance du langage. Elle a été l’une des premières à célébrer, dès les années 1980, des auteures comme Joy Harjo.

Quelle place pour une femme dans l’univers souvent perçu comme masculin des littératures de l’imaginaire ? Ursula K. Le Guin peut-elle être considérée comme féministe ? Oui et non. Elle a écrit des textes forts et courageux sur l’avortement, la ménopause et sur la place des femmes en général. Mais Le Guin n’a jamais aimé les étiquettes ou les cases à cocher. Une fois encore, il s’agit de faire cohabiter le masculin et le féminin et non de les opposer. Pour autant, elle reconnaît qu’elle a pu, au début de sa carrière surtout, adopter une posture d’homme, à la manière de bien d’autres femmes (d’alors et d’aujourd’hui), au point qu’il a fallu attendre son ultime roman pour que le personnage principal soit une femme.

Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Paroles, femmes, territoires

Ursula K. Le Guin © Rod Searcey

Sur l’écriture, sur les femmes mais aussi sur des questions de territoires, de ceux pris de force aux Amérindiens à ceux dont l’exploration nourrit l’imaginaire, on lira avec profit Danser au bord du monde avec Le langage de la nuit [1]. Non seulement elle articule fréquemment plusieurs thématiques (Danser au bord du monde évoque ainsi l’écriture et les femmes, les femmes et les territoires, l’écriture et les territoires), mais elle le fait dans une langue précise et vivante, une langue de conteuse qui sait manier l’humour comme le tragique. « Danser au bord du monde », expression empruntée à un chant amérindien, c’est ce qu’elle n’a cessé de faire : en menant de front vie de famille et vie d’écrivain, et surtout en écrivant comme on danse, c’est-à-dire en donnant l’illusion que la grâce vient sans effort.

Ceux qui souhaitent réfléchir au travail de l’écrivain et surtout s’y essayer sont invités à ouvrir Conduire sa barque [2], guide sur l’écriture narrative qu’Ursula K. Le Guin a écrit puis remanié : « Le livre a été repensé dans ses moindres détails afin d’être rendu plus clair, plus précis, et plus utile aux écrivains du vingt-et-unième siècle. » Cette réécriture n’est pas un cas isolé ; l’auteure de Terremer a fait sien le précepte de Boileau « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » dans l’élaboration de récits, et dirigé des ateliers d’écriture, mais de manière plus large elle n’a pas hésité à revenir après plusieurs années sur certaines prises de position ou à nuancer ses propos, sans se départir d’une touche d’humour : « Il paraît injuste et injustifié de réviser drastiquement un texte ancien, comme pour chercher à l’oblitérer, à cacher les étapes d’un cheminement personnel. Pourtant, rien de plus féministe que de révéler ses revirements, l’essence du changement, ou de rappeler qu’un esprit qui ne change pas d’avis est comme un coquillage qui ne veut pas s’ouvrir. Je reproduis donc ici le texte dans son intégralité, mais avec des commentaires en italique et entre crochets. À compter de ce jour, je prie et j’implore toute personne désireuse de citer cet essai de tenir compte de ces réexamens, ou au moins de les mentionner. Et j’espère sincèrement ne pas avoir à réajouter de ré-réexamens en cas de réimpression en 1997, car je suis un peu lasse de me flageller [3]. »

Danser au bord du monde comprend beaucoup de textes qui résonnent encore aujourd’hui, du statut de la femme qui écrit dans l’histoire de la littérature (miroir du récent Why Women Read Fiction [4] sur les femmes et la lecture) à l’éloge des voyages lents et d’une vision humaine des paysages et des territoires. La « Petite Femme Ourse » (Ursula), comme elle s’auto-désigne dans La femme sans réponses, continue à briller dans la nuit.


  1. Ursula K. Le Guin, Le langage de la nuit. Essais sur la science-fiction et la fantasy, trad. de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, 2016, 156 p., 12 €.
  2. Ursula K. Le Guin, Conduire sa barque. L’écriture, ses écueils, ses hauts-fonds : un guide de navigation littéraire à l’usage des auteurs du XXIe siècle, trad. de l’anglais (États-Unis) par Bertrand Augier, Antigone 14, 2019, 195 p., 16 €.
  3. L’identité de genre est-elle une nécessité ? (Revisited) 1976/1987 in Danser au bord du monde : Paroles, femmes, territoires.
  4. Why Women Read Fiction: The Stories of Our Lives, Helen Taylor, Oxford University Press.

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