Le monde s’arrête dans l’image

Qui se souvient du beau roman d’André Hardellet, à propos duquel Breton écrivait : « Vous abordez là les seules terres vraiment lointaines qui m’intéressent » ? Son titre : Le seuil du jardin. Son sujet : un peintre essaie de reproduire un rêve récurrent dans lequel il se tient sur le seuil d’un jardin, d’un monde qui attend, intact, d’être exploré. « Au fond, une porte, semblable à la première, s’ouvrait sur un second jardin, suggérant l’idée d’un labyrinthe prolongé jusqu’à l’horizon ». « Un monde. Un monde à part du monde. Un monde en plus », écrit Jean-Christophe Bailly comme en écho dans le premier chapitre de L’imagement, chapitre auquel il donne pour titre « Le travail du seuil ».


Jean-Christophe Bailly, L’imagement. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 256 p., 20 €


Mais si l’on veut pénétrer dans ce domaine neuf, poursuit Jean-Christophe Bailly, il faut soi-même être capable de se débarrasser de ce qui nous empêche de voir, d’entendre et d’écouter, être capable donc de penser vraiment, hors des balises, des habitudes, il faut « perdre ses mots, ses phrases, son temps et son tempo, puis, par un effort, les retrouver, se reprendre », effectuer sur soi tout un travail dont la formulation, comme il le note lui-même, rappelle celle de Freud sur le travail du deuil. Puisqu’il s’agit de faire le deuil de ce que l’on était.

Mais pour que soit possible une telle mutation, il faut auparavant que celui qui regarde ait ressenti un choc, ait éprouvé que le tableau (et ajoutons le livre, la sculpture, la musique) est différent des autres, qu’il ne ressemble à aucun autre et qu’il promet, bien que statique et plat sur le plan matériel, un voyage infini. « Nous sommes devant quelque chose qui s’échappe mais qui, tout autant, se tient dans une fixité », quelque chose qui renvoie à une réalité tout la fois absente et présente à travers elle. C’est ainsi que, selon Pline l’Ancien, la jeune fille d’un potier de Corinthe, Dibutade, entoure d’un trait léger le visage de l’amant qui s’en va, « projeté sur le mur par la lumière d’une lanterne » afin de le garder, de conserver sa trace en dépit de l’absence. Inventant, par là même, le dessin, la peinture.

Si le langage « stimule des images dont il est la légende », l’image, elle, est une île, elle est seule, contrairement au signe, élément parmi d’autres à l’intérieur d’un code. L’image « est un suspens. Le monde s’arrête dans l’image, l’image est du monde arrêté ». À tel point qu’elle paraît, sublimée par Bailly, une sorte d’étoile dans le ballet du ciel, une partie d’une cosmogonie qui « dérive immobile dans le temps ». Ou bien, tout aussi imposante et grandiose, un rappel du sacré dont « la crucifixion est l’apothéose ». Une image réussie, apte à produire un choc et à nous introduire dans le jardin originel, serait donc en même temps une montée vers l’extase et une déposition, un dépôt, le fragment d’un tout insaisissable, sinon, un peu, par ce fragment.

Jean-Christophe Bailly, L’imagement

Jean-Christophe Bailly © Jean-Luc Bertini

Si je m’attarde tant sur ce premier chapitre, c’est parce que sa richesse n’en finit pas de ricocher et de se propager, de nous induire au mouvement  et den ous pousser à élargir, autant que faire se peut, notre capacité de penser et de voir ; mais il n’a pas, à l’origine, été conçu pour introduire L’imagement, dont les treize chapitres organisés en trois parties, issus de conférences, d’articles, de préfaces, ont été rédigés entre 2002 et 2008.

Je ne chercherai pas à les visiter tous, préférant susciter le désir du lecteur et lui laisser le bonheur de la surprise. Les sujets abordés sont nombreux, peintures, dessins, photographies, mêlés, entrelacés à une histoire de l’art abordée par à-coups, par fragments, par hasard, à l’occasion, et sans la tentation de l’exhaustivité, du surplomb scientifique ; plutôt celle du promeneur qui invente son chemin.

Une remarque au passage : autant les titres des chapitres sont en accord avec le style habituel de l’auteur qui semble suivre son plaisir, ne s’obliger à rien, bien qu’il soit précis et méthodique (« La ville au fond du tableau et la maison dans la nuit » ou « Qu’elle est petite, la marge, la margelle du puits où pourtant l’on n’est pas tombé »), autant le titre général, « L’imagement », néologisme pour désigner « les processus qui conduisent aux images et les chemins qu’elles suivent », possède, me semble-t-il, un charme moindre.

Choisissons deux chapitres, l’un dans la partie II, « Le brouillon général », et l’autre dans la partie III, « L’image, la paroi et l’accès », ce qui nous permettra d’avancer davantage dans le foisonnement organisé de ce livre inclassable, comme l’est, à vrai dire, l’œuvre entière de Jean-Christophe Bailly qui préfère, pour atteindre son but, ignorer les longueurs du discours rationnel et accueillir les intuitions d’une pensée en mouvement proche de la poésie.

Dans « Vers le brouillon général », Bailly pose pour principe qu’à un temps où les artistes ont cru pouvoir créer des œuvres impérissables, qui désobéiraient, exceptionnellement, à la loi du vivant, c’est-à-dire jusqu’au XIXe siècle, en a succédé un autre qui a ouvert « le champ d’une destitution du régime de l’œuvre et de sa forme ultra, le chef-d’œuvre ».

Dès lors, les œuvres deviendront « un horizon que le chemin ne rejoint jamais ». C’est dire que « le chemin vers l’œuvre supplante l’œuvre ». Ce que des artistes comme Cézanne, Giacometti ou Pollock (c’est Bailly qui les cite) ont vécu dans le désespoir. Et ce que d’autres, au contraire, apprennent à vivre en redevenant apprenti, en redevenant celui qui ne sait pas et qui redécouvre, dans l’émerveillement, la possibilité de sa liberté et de son renouvellement. Un processus que Bailly nomme « le brouillon général », expression qu’il emprunte à Novalis : « la vision d’un champ infini et sans bords, une sorte de friche immense ».

Jean-Christophe Bailly, L’imagement

« L’image, la paroi et l’accès » n’aborde pas exactement la question de ce qui est montré dans la peinture occidentale, même et surtout quand ses sujets sont religieux, commandés par l’église : des gorges découvertes, des corps qui s’abandonnent à des corps qui agressent. Bailly s’y intéresse plutôt au désir qui la motive et la parcourt — ou non. Il estime en effet qu’on peut distinguer les tableaux « qui semblent demeurer inertes » et les autres, auxquels, seuls, il s’attache.

Après avoir noté l’importance des regards dirigés vers l’objet du désir amoureux, il va jusqu’à envisager que le voyeur dans le tableau et le voyeur hors du tableau ne sont autres que le peintre et que, par conséquent, l’éros et la peinture ne sont pas dissociables. Et ce d’autant moins que le désir reste en suspens, et que « le regardeur refait l’expérience d’Actéon, voyant dans ce qu’il voit ce qui lui échappe, ce qui lui échappera toujours ».

C’est donc, n’en doutons pas, pour l’acteur du tableau comme pour son créateur, d’une quête qu’il s’agit, une quête qui dépasse, et de loin, le simple apaisement du désir amoureux ou de l’achèvement de l’objet artistique. Un au-delà de la peinture, de l’art en général, que peu de livres, me semble-t-il, ont entrepris d’analyser avec autant de profondeur, de somptuosité et d’élégance virtuose.


EaN a également rendu compte d’Un arbre en mai et du Versant animal.

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