L’an passé, Marie Cosnay racontait dans Les Enfants de l’aurore (Fayard) l’histoire de jeunes migrants nommés Rhésos, Achille et Memnon, partant vers Troie. Avec If, texte entre la France et l’Algérie, elle poursuit l’exploration de personnages entre deux rives. Son texte, entre fiction et documentaire, prend la forme d’une enquête à la poursuite d’un homme disparu.
Marie Cosnay, If. L’Ogre, 200 p., 17 €
Une narratrice décrit sa recherche du père d’un homme qu’elle a rencontré : « Je chercherai partout son moment d’été 1962, partout je chercherai son père, père au cœur de l’Histoire disparu des histoires. » Soit un personnage, Mohamed Bellahouel, aux identités si multiples qu’il finit par se dissoudre en un fantôme perdu dans les interstices de l’Histoire. Gendarme musulman en Algérie dès 1944, officiant d’un côté de la Méditerranée puis de l’autre, il s’évanouit dans la nature dans les années 1960, laissant derrière lui une famille, même si « disparaître n’est pas chose aisée », écrit Marie Cosnay.
Il faut malgré tout tenter de le saisir, et pour cela lui donner un minimum de chair, textuelle s’entend. On le devine à demi-mot, Marie Cosnay doit avoir de puissants motifs personnels pour entreprendre un tel livre. Des adresses au disparu comme la discrète présence de la figure de l’enquêtrice le disent assez. Il n’entre pourtant aucune effusion dans ce texte aussi rétif à l’interprétation qu’est mystérieux son personnage.
Tout commence par une évocation du château d’If, poteau indicateur de la littérature d’aventure la plus immédiatement séduisante. Mais l’if est aussi cet arbre aux feuilles vénéneuses et aux fausses baies rouges, utilisé comme ornement dans les parcs. Et les cimetières. Si l’on ajoute le sens anglais et ses ouvertures infinies, une certaine image se dessine déjà de cet objet à la fois exaspérant et excitant.
Exaspérant car, dans If, Marie Cosnay ne veut rien résoudre. Tout y est mise en scène d’un grand tâtonnement à l’aveugle. Il arrive par moments de se perdre ou d’être excédé par ce phrasé en culs-de-sac stoppé net par le couperet, mimant les ruptures de l’Histoire. Heurté, mais jamais affecté, ce style est au contraire la tentative très honnête de dire un mur : le passé qui se dérobe, face auquel la langue ne va rien sauver ni rien éclaircir, seulement se faire aveu de l’impossibilité de déplier toute l’Histoire. La langue de l’écrivaine achoppe, se complique ou s’embourbe, non sans écho avec le très récent Idiotie de Pierre Guyotat. Sans comparer ces deux ouvrages, on ne peut que constater que, sous la plume d’écrivains français, l’Algérie de la fin des années 1950-1960 peut se refuser à la trame classique du roman historique.
Devant la confusion de l’Histoire, fallait-il répondre en miroir par un texte volontairement complexe, voire compliqué ? Il n’est pas certain que le chaos devienne plus intelligible par la grâce d’une écriture chaotique. Néanmoins, ce doute peut être levé si le lecteur accepte de se situer au degré d’effarement de l’enquêtrice elle-même. Il s’agit bien de reconstituer une histoire familiale, mais la chronologie s’embrouille et se révèle mouvante. Plus la narratrice suit ses membres pris entre plusieurs allégeances ou aucune, plus devient évidente la difficulté de situer l’identité de ses personnages. Cette recherche, qui avait tout pour être romanesque, s’y refuse. De Dumas, à la fois omniprésent mais en contrepoint, Cosnay retient le motif de Dantès, mais rejette la trame aventureuse. La fiction affleure sans cesse, seulement pour être mise à distance par un dispositif. Enquête, montage et agencements de bouts de textes, parfois froidement documentaires, parfois poétiques, se substituent au récit d’aventure. À la rigueur, l’ensemble a l’aspect d’une épopée en haïkus. Du roman d’aventures, on ne voit que les ombres, thèmes et références restés là comme virtualités. Cette matière aurait pu éclore en saga familiale mais demeure clouée au sol par l’Histoire.
Celle-ci interdit le déploiement de la fiction en étendant une opacité sur tous les personnages. Sans origines fixes, ils circulent entre les identités dans un labyrinthe qui pourrait être une prison, comme le suggère le plan du château d’If en couverture. Le travail d’identification de l’enquêtrice évoque les relations franco-algériennes, les années 1950-1960, des secrets de famille… Des miettes de passé s’agrègent et dessinent tout, sauf le personnage lui-même. « Personnage » serait trop dire, tant Mohamed Bellahouel se montre pareil au sucre se diluant au fond d’un café plus on tente de le saisir.
On parlait aussi d’excitation. Peut-être vient-elle de cette trame mince où s’accrochent tant de genres, le documentaire et la fiction, l’essai et le carnet de voyage dans cet Alger contemporain où la narratrice recherche des indices. Mais If ne se laisse pas définir. De ce tissu fait de gens aux provenances multiples, de l’Espagne à l’Italie, d’Annaba à Bayonne, naît un dédale privé de centre de gravité, espace à la fois saturé et vide, en d’autres mots un texte méditerranéen. Et beau.
Le paradoxe ouvert par ce livre qui recueille des traces et des ombres, mais pas leur source, n’est donc qu’apparent. « Si je ne vois rien de l’homme, je vois autour de l’homme des images. Images flottantes autour d’une silhouette absente et d’un nom évidé. » Le lecteur restera sur sa faim s’il souhaitait comprendre qui est au juste Mohamed Bellahouel et le pourquoi de son évanouissement. Le même lecteur pourra s’agacer de cette obsession, et de ses palinodies revenant toujours à la même énigme : pourquoi cet homme a-t-il choisi de disparaître ? Il ne s’agit pas de combler l’absence du disparu. L’autrice n’érige pas un tombeau mais un réseau. Car les « images » demeurent. Elles ont leur force et passent sous nos yeux, épaves charriées par cette enquête-errance qui remontent par à-coups soudains : bribes de vies de harkis ici, fragments de propos de pieds-noirs là, discours politiques tamponnés selon un rythme régulier, ou fuites soudaines vers le plus loin de l’histoire de la colonisation. Le minotaure s’est envolé mais, au détour de son jeu de piste, l’enquêtrice rencontre un pays et son peuple, ce « volcan immergé » de l’Algérie du Hirak et de février 2019. Le secret familial n’a rien perdu, mais l’Histoire s’ouvre de nouveau.