La pensée sous la pression écologique

Face à la catastrophe écologique, il est de coutume de souligner le consensus des scientifiques. Si c’est le cas pour les sciences expérimentales, les sciences sociales et humaines ne connaissent guère une telle concorde, malgré le dynamisme actuel des ouvrages consacrés à l’étude de la nature et du politique. Deux parutions récentes, les livres de Pierre Charbonnier et de Jean-Pierre Devroey, permettent de questionner les mouvements intellectuels actuels sous la pression d’une planète qui explose dans une apathie politique et idéologique appelant à une vigilance redoublée pour le travail de la pensée.


Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques. La Découverte, 464 p., 24 €

Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820). Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 592 p., 25 €


Tout cela semble évident : la nature, l’environnement, l’écosystème planétaire, sont massivement détruits par les activités humaines. Le consensus scientifique et intellectuel est désormais acquis sur les causes et conséquences probables de cette catastrophe inédite de l’histoire humaine. Les conflits politiques et économiques demeurent, entre climato-scepticisme, attentisme devant les chimères d’un capitalisme vert et radicalisation plurielle des discours écologistes. Et des intellectuels s’emparent de la nature ou de l’environnement pour les repenser selon les urgences nouvelles de notre temps. Patatras. À lire dans leur diversité les auteurs qui s’attellent à ce chantier, l’évidence s’éteint rapidement. Ils montrent que les liens entre la nature et l’activité humaine sont loin d’être uniformes dans les pensées issues des sciences sociales et humaines – au contraire des sciences expérimentales.

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820).

Tout d’abord, que pense-t-on ? Dans Abondance et liberté, le philosophe Pierre Charbonnier met en œuvre une « histoire environnementale des idées politiques » dans laquelle « l’environnement est moins un objet qu’un point de vue : l’analyseur écologique démontre sa polyvalence en prenant pour objet potentiellement n’importe quelle doctrine sociale et en reconstruisant sa pertinence ». L’environnement devient alors le vecteur d’une archéologie des discours suivant une logique de variations conceptuelles où l’on croise également les notions de nature ou de terre, ramassées dans leur fonction d’analyseur écologique. Ces variations indiquent un lieu intellectuel de saisie de l’environnement dans ses rapports avec les activités humaines : « il faut reconnaître qu’à partir du moment où l’on sort du passé immédiat, le lieu épistémique qui apparaît au croisement du naturel et du social est principalement investi par des philosophes, des économistes ou des sociologues ».

La « bonne histoire » que retrace Pierre Charbonnier cherche ainsi le naturel dans les textes savants des penseurs de la société depuis la Renaissance, tout en s’opposant aux histoires antérieures fondées sur « le pari d’un séparatisme intellectuel » entre les pensées de l’environnement et celles du politique. Pari inverse mais fécond, Abondance et liberté ouvre l’objet environnemental à une histoire renouvelée, repolitisée, héritière et corollaire de l’histoire de la question sociale. Pari et point de vue riches de potentialités, mais dont la polyvalence implique également une variabilité de ce qui est pensé sous le terme de naturel, au risque d’un certain flou et d’une forme d’indétermination. En un mot, Pierre Charbonnier entend dénicher le naturel et l’environnemental là où l’avait caché une longue histoire des idées politiques occidentales.

L’historien Jean-Pierre Devroey, spécialiste de la période carolingienne, procède à rebours de cette intuition philosophique. Dans La nature et le roi, il entend spécifier au maximum cette « nature » dont il propose l’histoire pour montrer avec force détails les points de rencontre entre le politique et le naturel dans le contexte du haut Moyen Âge. Au lieu d’affirmer une jonction longtemps tue entre naturel et politique, comme le fait Charbonnier dans une autre discipline et avec d’autres méthodes, il cherche à la situer dans le concret des sources à sa disposition. D’où un recours aussi virtuose que savant à des sciences annexes, encore confidentielles dans le travail historique : dendrologie (science de la reconnaissance des arbres) et climatologie sont, parmi d’autres, confrontées à un vaste corpus d’annales carolingiennes et byzantines. L’interdisciplinarité permet d’élaborer une nouvelle saisie des sociétés alto-médiévales, en même temps qu’une nouvelle lecture des sources, sans besoin de passer par une herméneutique ou une généalogie de rupture avec des pensées antérieures.

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820).

Mississipi © Jean-Luc Bertini

Cette rupture que revendique en effet Pierre Charbonnier avec son « histoire environnementale des idées politiques » paraît d’abord liée à son sujet même. Logiquement, cette histoire des idées ne s’intéresse pas à une autre histoire des sciences en dehors des rappels en introduction et en conclusion de certaines données effarantes de l’urgence climatique et écologique actuelle. Cette rupture nécessaire selon le philosophe pour remodeler nos imaginaires politiques s’inscrit, cela dit, dans une jeune tradition et dans des références qui permettent également de différencier la nature qu’il analyse de celle qu’étudie Jean-Pierre Devroey.

Pierre Charbonnier s’inscrit ainsi explicitement dans les pas de Bruno Latour et de Naomi Klein, qui chacun de son côté ont orienté leurs travaux à partir de l’hypothèse d’une centralité de la cause climatique dans l’intelligibilité des sociétés et politiques mondialisées du XXIe siècle : « l’exacerbation des conservatismes politiques, la consolidation des alliances entre les forces du marché et le nativisme identitaire, et le débouché électoral qu’ils trouvent auprès des populations à la recherche de protection contre des offenses qui viennent pourtant en bonne partie de la logique marchande, doivent se comprendre dans le contexte de la crise climatique ». Par bien des aspects, Abondance et liberté peut se lire comme la volonté d’offrir à ces récentes hypothèses l’histoire des idées qu’elles nécessitent, liant les pensées de Grotius, Locke, Tocqueville, Marx, Polanyi et Marcuse en suivant un « analyseur écologique » qui permet de les interroger à nouveau.

Les analyses de Pierre Charbonnier s’inscrivent dans un chantier juvénile mis en branle par certains intellectuels de façon encore peu perceptible dans leur ensemble, dans lequel les thèmes et objets d’étude foisonnent sans que le profane puisse aisément y trouver son chemin : la critique postcoloniale y côtoie certaines références féministes des science studies (Donna Haraway), dans une histoire qui se mêle à l’anthropologie de la modernité de Latour ou de Descola. La force première d’Abondance et liberté est d’ailleurs de proposer un point de vue qui lie ensemble ces domaines en les innervant d’une force politique nouvelle, en lutte explicite contre tout fatalisme et toute eschatologie face à l’effondrement du vivant. Le recours à Philippe Descola, dont le Par-delà nature et culture fait visiblement déjà office de classique, constitue un point de convergence avec le travail de Jean-Pierre Devroey, tout en illustrant à quel point les deux auteurs évoluent dans des perspectives presque opposées. L’historien va puiser dans le travail de Descola une analyse anthropologique du rôle du berger et du pastorat pour contredire un célèbre passage de Foucault sur la question du pouvoir pastoral, afin de relire les sources carolingiennes d’un regard expurgé de ces héritages intellectuels.

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820).

Tennessee © Jean-Luc Bertini

L’usage des références intellectuelles se fait minutieux, méticuleux, mais tout aussi foisonnant (Piaget, Weber, Le Roy Ladurie, Amartya Sen…) et produit finalement mais sans le revendiquer une généalogie intellectuelle aussi radicalement critique de notre pensée du politique que de notre pensée du naturel. Si les références et leurs usages diffèrent largement entre les deux ouvrages, la principale surprise à les lire successivement est dans la présentation du problème du naturel par l’historien et par le philosophe. Si Pierre Charbonnier arpente son histoire des idées dans une logique de rupture, Jean-Pierre Devroey rappelle à juste titre qu’il s’inscrit dans la lignée d’une histoire du climat désormais sexagénaire, réactivée par la conscience aiguë de la crise climatique actuelle. Sa connaissance des mentalités et des sociétés carolingiennes inscrit son enquête dans un temps plus long encore, en affirmant la possibilité de trouver dans le haut Moyen Âge des exemples permettant de penser notre présent tout en fournissant, à son tour, l’ambition d’écrire une « éco-histoire » qui soit elle aussi une « histoire environnementale [qui] devrait donc idéalement s’approprier la diversité des paysages, dans une approche comparatiste à laquelle les spécialistes de la géographie humaine sont depuis longtemps accoutumés ».

Jean-Pierre Devroey détaille plus précisément encore l’interdisciplinarité qu’il appelle de ses vœux et qu’il réalise dans La nature et le roi : « je tente aujourd’hui d’écrire quelques chapitres d’une éco-histoire du système social carolingien. Une approche des sociétés du passé devrait inclure les environnements physiques et biologiques, les formations sociales et les institutions comme des variables indépendantes de plein droit en fonction des interactions multiples entre les facteurs naturels, le complexe technologique/social et la capacité écologique d’une région ». À elles seules, références et démarches disciplinaires pourraient expliquer que ces deux histoires environnementales soient si divergentes. Mais, plus profondément, elles caractérisent deux approches du naturel et de l’environnemental dont la compatibilité, sans doute souhaitable, n’a pas encore été élaborée. À la lumière de l’histoire environnementale carolingienne, l’entreprise de Pierre Charbonnier se lit d’autant plus comme une pensée cherchant avant tout à politiser le naturel en le greffant sur des traditions intellectuelles préexistantes (question sociale, autonomie, conquête des libertés, etc.) dont il montre, de manière lumineuse, les refoulements et les fétiches quant à l’« abondance » matérielle qui les a fondées. Mais il est très significatif qu’il écarte de son spectre historique la longue période antérieure à la Renaissance, où Jean-Pierre Devroey trouve pourtant matière à une enquête sans doute inédite de précision et de vertiges théoriques pour ce qui concerne son propre sujet.

Pour rendre raison de ces divergences frappantes entre deux livres aux visées si proches, il s’agit moins d’en appeler aux logiques disciplinaires et aux points de vue qu’aux fonctions mêmes de la pensée et du travail intellectuel, dont les auteurs ont des conceptions et des usages à bien des égards opposés. En conclusion, Jean-Pierre Devroey se félicite d’avoir fait émerger de son analyse de « la nature du roi » la possibilité d’interroger « la nature des humains » : la question des rapports des sociétés et de la nature devient ainsi la conclusion d’un travail déjà fort impressionnant, et non une hypothèse de travail. Pierre Charbonnier en appelle quant à lui à nouveau à la nécessité d’ajustements face à l’urgence écologique : « la transformation de nos idées politiques doit être d’une magnitude au moins égale à celle de la transformation géo-écologique que constitue le changement climatique ».

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820).

Cet appel à une transformation de nos idées politiques pose question de la part d’un intellectuel, dans la mesure où il présuppose bien un manque d’autonomie radical de la pensée, qui devient à le lire dirigée par des impératifs exogènes – en l’occurrence la catastrophe écologique. N’y a-t-il pas là un piège pour la pensée abandonnant ses propres impératifs à une nature aux définitions variables ? Piège d’autant plus contradictoire qu’Abondance et liberté souhaite et réussit une repolitisation intellectuelle de l’écologie. La comparaison avec le travail de Jean-Pierre Devroey devient éclairante du point de vue, cette fois, d’une éthique et d’une discipline intellectuelles complexes à déterminer : l’historien fait la preuve que l’on peut penser le politique et le naturel sans rien capituler d’une autonomie du travail réflexif, construite sur de nombreux siècles. Cette preuve, il va de soi, n’invalide aucunement la nécessité et la profondeur du travail de Pierre Charbonnier.

Éthique et discipline intellectuelles paraissent bien être les enjeux premiers pour qui veut aujourd’hui (re)penser la nature. L’invitation ambivalente de Pierre Charbonnier à une transformation de grande ampleur de nos idées le rappelle avec force : ce domaine intellectuel est aujourd’hui, lui aussi, sous pression. Sous la pression d’une planète dézinguée, sous la pression d’un débat public où peuvent régner le climato-scepticisme ou l’irresponsabilité politique, sous la pression même de certaines habitudes universitaires ou intellectuelles qui font peser sur la pensée comme un trop-plein d’évidences.

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