Premier roman de Kostis Maloùtas, paru en Grèce en 2015, Une fois (et peut-être une autre) s’attaque à l’idée même d’originalité et peint une fresque sombre du monde littéraire. À contre-courant de ses contemporains qui puisent leur matériau dans les crises économique et culturelle que traverse le pays, tels Christos Oikonomou, Yannis Tsirbas, Rhea Galanaki ou encore Yannis Makridakis, Kostis Maloùtas écrit sur une autre crise, celle de la littérature.
Kostis Maloùtas, Une fois (et peut-être une autre). Trad. du grec par Nicolas Pallier. Éditions Do, 135 p., 16 €
Tautologique, en cercle clos, le monde littéraire se résume ici à six hommes qui découvrent leur double : un Uruguayen et un Allemand ont écrit le même roman, avec le même titre, Une fois (et peut-être une autre), leurs recenseurs respectifs en ont fait la même analyse, et leurs éditeurs se sont associés pour faire fructifier ce hasard. Ensemble, ils décident de rédiger un texte retraçant point par point l’invraisemblable histoire, avant de constater qu’un septième personnage l’a déjà imaginé et écrit : c’est le livre que nous avons entre les mains.
Maloùtas fait mine de ne pas s’étonner que deux écrivains qui s’ignorent, séparés par la langue et un océan, aient écrit un roman mot pour mot identique. Il attribue cette coïncidence à l’imprévisibilité de la vie et, en creux, à la fâcheuse tendance qu’ont les écrivains de ressasser les mêmes thèmes universels. L’originalité, puissant totem à l’origine des cultes littéraires, ne tiendrait qu’à un simple agencement de mots, à une nouvelle façon de dire le même.
Comme pour démonter cette mécanique, le coup d’envoi d’Une fois (et peut-être une autre) est le résumé entrecoupé d’analyses stylistiques de ce roman double, véritable prouesse métalittéraire s’étalant sur une cinquantaine de pages. Ce désossement d’un texte fictif est l’occasion pour Maloùtas de révéler l’artisanat qui sous-tend tout roman, dès lors réduit à une tentative risible de créer une œuvre originale. Rien n’y fait, les efforts des deux écrivains pour se distinguer des autres (récit diffracté, personnage principal sans importance, présent indéterminé, ville impersonnelle) aboutissent à une redondance. L’un d’eux, dépité, se retranche dans une entreprise à la Bouvard et Pécuchet consistant à répertorier des noms pour obtenir un texte qui « le démarquerait de tout autre écrivain ou être humain », sacrifiant au passage la littérature.
Le procès d’une écriture vaine s’accompagne de celui de ses satellites, du lecteur à l’éditeur en passant par le critique, chacun tour à tour mis en garde contre certains travers où l’on se reconnaît avec gêne, comme si nous étions devenus l’objet d’étude de l’écrivain. Ainsi, nous sommes piqués au vif par l’image d’un lecteur infantilisé et ravi de découvrir dans le livre une « vignette carrée, de celles que l’on trouve dans les cahiers de jeux pour enfants ». Nous sommes prévenus contre la tendance du critique à remâcher et produire une « nouvelle narration de la même histoire ». Enfin, l’édition est présentée comme une machine spéculative qui, par des « produits dérivés » et des tournées internationales, capitalise sur l’anecdote qui entoure le texte. Tandis que ce dernier tombe aux oubliettes.
Le monde littéraire vu par Maloùtas ne serait qu’un ballon de baudruche constitué de dialogues montés en spirale et d’hommes se jetant sur un texte comme sur un bout de viande. D’où un état des lieux d’une littérature qui encourage la stérilité plutôt que la création. Pourquoi écrire, sous prétexte d’originalité, un mauvais texte si l’on ne veut pas enclencher l’engrenage sans fin des mauvais lecteurs, critiques, éditeurs ?
Le salut doit venir de l’extérieur. Une femme, qui n’est même pas une lectrice, déclare le roman mauvais : « Pourquoi n’avez-vous pas dit ce que vous vouliez dire de manière simple ? Pourquoi ne pas avoir imaginé une histoire simple et linéaire qui raconte sans détours ce que vous aviez envie de dire ? Pourquoi nous infliger vos aspirations ridicules, tout ce qui vous fait espérer que votre œuvre est à la hauteur de celles que vous admirez ? » À travers ces questions programmatiques, plaidoyer en faveur d’une littérature substantielle, Maloùtas laisse entrevoir de nouveaux horizons narratifs, plus libres, loin des vanités humaines, et déjà présents dans ses mises en abîme pyramidales où l’on rencontre un livre dans un livre dans un livre, où la fin renvoie au commencement, comme si le tout s’auto-engendrait. Où le réel et l’écriture sont engagés dans une course-poursuite vers l’imprévisible création.
La traduction de Nicolas Pallier, qui véhicule bien la nature aseptisée et complexe du style de Maloùtas, ne rend toutefois pas pleinement compte de la poésie qui en émane paradoxalement dans le texte grec. Ses déambulations vertigineuses et ininterrompues, de la pensée d’un personnage à la narration d’un conte baroque puis à des dialogues prosaïques, donnent l’impression en français d’une structure purement cérébrale tandis que la langue de Maloùtas nous transporte dans un torrent joycien.
Une fois (et peut-être une autre) tente de se faire oublier, visible seulement dans les interstices des dénonciations qu’il émet, nous jugeant d’abord comme pour devancer toute critique à son égard. Passé inaperçu en Grèce, ce premier roman se targue aussi de contenir sa propre prophétie, où il est question d’entrée de jeu d’un autre premier roman accueilli par une réception « tiède ». Ces préventions libèrent Maloùtas de son destin d’écrivain, lui permettant de mettre en scène la complexité de sa propre écriture comme un geste désintéressé et de revendiquer une forme d’art pour l’art dans l’Athènes de 2015. Au lendemain de la parution française du livre, les Éditions Do (qui ont hésité à s’appeler les Éditions de l’Imposture) ont publié (x) fois, traduction du roman posthume de Samouïl Ascott, écrivain irlandais qui aurait disparu en 2013. Les deux romans sont identiques.