Trois correspondances d’André Gide paraissent à l’occasion d’un anniversaire inattendu, les 150 ans de sa naissance : une correspondance générale de ses 19 ans à sa mort, ses échanges avec son beau-frère Marcel Drouin, et des lettres inédites sur son rapport à la peinture.
André Gide, Correspondance 1888-1951. Gallimard, coll. « Folio », 650 p., 9,70 €
André Gide et Marcel Drouin, Correspondance 1890-1943. Gallimard, 984 p., 42 €
André Gide et les peintres. Lettres inédites. Gallimard, 202 p., 18,50 €
« 150 ans de la naissance d’André Gide », nous dit le bandeau qui entoure le volume de sa correspondance qui paraît en poche. Si l’on compare avec l’interminable soixantième anniversaire de la mort d’Albert Camus ou le quarantième annoncé de la mort de Sartre, l’hommage des éditions Gallimard à celui qui, via la NRF, est l’un des six fondateurs de la maison (auxquels on doit ajouter Jacques Rivière), Prix Nobel de littérature en 1947, mort en 1951, cofondateur de la Pléiade et lui-même « pléiadé vif » (la première édition des Romans fut préfacée par Maurice Nadeau, qui fera aussi l’album Gide en 1985), est dramatiquement modeste, s’agissant de l’archétype du « grantécrivain » (Dominique Noguez), de l’ « écrivain de toujours » (un volume de Claude Martin dans la collection du même nom, aux éditions du Seuil).
Cette anthologie est composée par Pierre Masson, auteur des Sept vies d’André Gide aux éditions Garnier et responsable de quatre des six volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade » dans leur plus récente édition. Elle compte peu de lettres, quand on sait que Gide eut environ 2 000 correspondants (28 000 lettres nous sont connues) et qu’une centaine de correspondances ont déjà été publiées. Il y manque le cœur : en 1918, découvrant son homosexualité, Madeleine détruisit toutes les lettres de son mari.
La couverture du livre reproduit un tableau de Théo Van Rysselberghe, La lecture (1903), qu’on a pu voir dans la récente exposition Fenéon à l’Orangerie. Le peintre était l’époux de la future « Petite Dame », membre de la véritable famille recomposée de l’auteur de Corydon. « André Gide a vécu pour la littérature, il a vécu par la musique, il a vécu avec la peinture », dit Pierre Masson. On connait surtout son étude de Poussin (Feuillets d’automne, 1949). Le volume des Cahiers de la NRF reproduit des échanges, à vrai dire très mineurs, avec Odilon Redon, Jacques-Émile Blanche, Paul Signac et ses illustrateurs et portraitistes.
Au même moment, Gallimard publie sa correspondance complète avec Marcel Drouin, son beau-frère, normalien, dreyfusard, professeur de philosophie et homme de revues (nommé en littérature Michel Arnauld, auteur d’une Sagesse de Goethe). La correspondance couvre toute sa vie, six cents lettres comme un double sage et heureux – souvent italien – du Journal de Gide. « Plus intelligent que Marcel Drouin, je ne connais que Valéry… et encore » (1924).
André Gide, rappelle Pierre Masson, avait assisté à l’enterrement de Victor Hugo et fréquenté les mardis de Mallarmé rue de Rome ; après la Grande Guerre, il est présent à la conférence du Vieux-Colombier d’Antonin Artaud. Il passe de l’art pour l’art, avec Pierre Louÿs et Paul Valéry, à l’engagement à l’heure de Camus et de Sartre. André Malraux, rencontré en 1922, le consacre « contemporain capital » et, dès 1931, met en chantier les quinze tomes des Œuvres complètes. Avec ses onze chapitres, Pierre Masson signe là plutôt une biographie par lettres, loin des massifs de Jean Delay, Auguste Angles, Claude Martin ou Frank Lestringant.
Alors que domine le credo du Contre Sainte-Beuve qui paraitra en 1954, trois ans après la mort de Gide, ces lettres incitent à se demander comment s’articulent l’homme et l’œuvre. On sait qu’il gardait souvent des doubles ; la correspondance contient le journal qui contient les livres, et le moi circule de l’un à l’autre. Gide est l’anti-Proust : il n’est pas l’auteur d’une œuvre mais d’une série de livres majeurs : Paludes, Les nourritures terrestres, Les caves du Vatican, Corydon, Les faux-monnayeurs, Si le grain ne meurt, Voyage au Congo, Retour du Tchad, La séquestrée de Poitiers, Retour de l’URSS, etc. Il saute de genre en genre et d’objet en objet : de Barrès à Blum, et du mariage à l’homosexualité. « Les extrêmes me touchent », dit-il. L’unité est dans une sorte d’écriture blanche, classique-moderne. Tout cela fut bien analysé par Maurice Blanchot dans La part du feu en 1949. Paradoxe : la réflexivité est permanente, l’objectivation nulle.
« Gide vivant », écrit Sartre à sa mort, dans Situations X. À l’inverse, Bataille ne sauve que le Journal. Quel type de « grantécrivain » fut-il ? Sûrement pas « le plus grand du siècle », façon Proust ou Céline, ni sa colonne vertébrale, manière Valéry, encore moins président de la république mondiale des lettres à la Sartre… C’est sûrement André Breton, en 1952, qui voit juste : « il est un brillant spécimen d’une espèce révolue, celle du littérateur professionnel […] sa disparition laisse un vide dans la conscience de ce temps ». Et de Roland Barthes il est l’Ursuppe, la langue originelle.
Là est le bonheur de ce choix de lettres. De tout et de tous, il fut contemporain, le champ littéraire à lui tout seul, un homme-époque. Il faut lire les récits d’aventures masculines au Maghreb faits à Henri Ghéon et les déclarations d’amour à Marc Allégret, les lettres à Claudel sur le christianisme, surtout les missives de conseils et de commentaires aux autres écrivains. Gide fut capable d’aimer à la fois Marcel Proust (la lettre d’excuse de 1914, d’autres sur Charlus) et Jules Romains (en 1932), Cendrars et Montherlant, de reconnaitre tout de suite Charles-Louis Philippe comme Breton et Aragon, Jean Giono pour Un de Baumugnes et Colette pour Chéri, Marcel Jouhandeau en 1930 et Simenon en 1939 et 1948, Camus qu’il estime malgré son « horreur » de L’étranger. André Gide, homme de lettres absolu, hélas ? Oui, mais plus qu’un « Folio » d’échantillons, un menu sans les plats, c’est une Pléiade (complément du Journal et des Essais critiques) qu’aurait méritée ce lecteur hors pair. Hélas pour André Gide !