Être mère et rien d’autre ?

Love Me Tender. Le titre du livre de Constance Debré, avec ses majuscules à tous les mots, à l’américaine, est une demande d’amour mais il claque comme un coup. « Tender », en anglais, signifie tendre. En français, on entendrait plutôt tendu, tendeur (ce qui tend quelque chose), ou tenderie (chasse pratiquée avec des pièges…) à cause du r après le e : c’est la finale en e qui pour nous, en français, adoucit. À remarquer que, même dans son sens habituel d’affection, « tendre » est ambivalent puisqu’il s’applique aussi à ce qui peut aisément être divisé, découpé et mâché. Ce que n’est pas la narratrice !


Constance Debré, Love Me Tender. Flammarion, 190 p., 18 €


Constance Debré l’a-t-elle voulu ainsi ? Ou bien a-t-elle cédé au goût immodéré de l’américanisation ? Toujours est-il que ce « tender », à la fois tendre et dur, correspond à merveille au récit qu’il chapeaute. J’écris « récit » bien que l’auteure (ou l’éditeur ?) ait préféré le sous-titrer son livre « roman ».

L’exergue tirée de l’Orestie d’Eschyle, « On peut être père sans mère », rappelle, s’il en était besoin, combien les écrits grecs donnent à lire, à voir, des situations, des personnages qui ne cessent pas de nous interroger et de nous renvoyer à nos propres démons. L’assertion se renverse, elle se malaxe dans ce livre où la mère est hors norme : on peut être mère sans père, ou mère sans fils, ou fils sans mère (l’enfant, ici, est un petit garçon).

Dès les premières lignes, qui sonnent comme une déclaration de guerre, tant elles vont à l’encontre de ce qui est communément admis, tant elles claquent, interpellent : « Je ne vois pas pourquoi l’amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s’aimer. Pourquoi on ne pourrait pas rompre », on comprend qu’on n’est pas en présence de l’image traditionnelle de la mère, à laquelle toute femme est tenue de coller.

Comme Constance Debré, petite-fille de Michel Debré, la narratrice est d’un milieu très bourgeois, elle est mariée, elle a un fils et exerce le métier d’avocat. Mais elle quitte son mari et son métier pour mener une vie autonome, dans un studio qu’elle occupe seule. L’enfant est partagé, pendant un temps, entre ses deux parents, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Et brusquement tout change, la narratrice veut divorcer : elle est « passée aux filles ». Le mari cherche à la reprendre, mais elle refuse. Ce qu’il ne pardonne pas, en « mec qui fait le mec devant sa meuf ».

La narratrice s’interroge sur l’amour. Qu’est-ce que ce sentiment qui régit tout, qu’on nous inflige ? À qui profite-t-il ? « Je regarde les autres et je ne vois que des mensonges, et je ne vois que des fous. » Elle n’aime plus son mari. L’a-t-elle jamais aimé ? Quant à lui, il refuse le divorce. Par amour, par dépit, par orgueil ? L’enfant, avec qui, jusque-là, les rapports de la mère étaient bons, confirme les propos de son père (qui le manipule ?) : il n’aime plus sa mère, il ne veut plus la voir, même il la hait.

Constance Debré, Love Me Tender

Constance Debré © Marie Rouge/Flammarion

Le père demande la garde exclusive du garçon qui a alors huit ans, la déchéance de l’autorité parentale de la mère, qu’il accuse d’inceste, de pédophilie, de lectures pornographiques (Bataille, Duvert, Guibert). Le fils écrit une lettre au tribunal, affirmant que sa mère est démente. La juge, lors de l’audience qui ne dure qu’un quart d’heure, est manifestement impressionnée par ces accusations. Elle désigne un psychiatre pour l’expertise des trois. Et signe une ordonnance qui conclut notamment à l’inceste. La narratrice s’exclame : « l’interdit magnifique […] Un vrai crime de mec. Presque une reconnaissance pour une meuf. C’est vrai que je chasse sur leurs terres. Ça doit les gêner que je bande ».

À compter de ce jour, c’est le délitement pour la mère accusée. Elle quitte tout, ce qui ne la sert pas auprès des tribunaux : son nouveau domicile, son métier, ses amis qui étaient ceux du couple. Se débarrasse de ses objets et de ses livres. « Qu’est-ce que je peux faire d’autre […] que de continuer à vivre comme un cow-boy solitaire ? » Ce qu’elle maintient encore : l’écriture de son livre, la natation (« C’est ma méthode, ma folie pour échapper à la folie », « Chaque jour je me sauve. Bien sûr il faut recommencer le lendemain ») ; les entrevues avec son fils, limitées dans le temps, sous surveillance, dans le local d’une association.

Comment l’histoire finira-t-elle ? Elle ne finira pas, elle n’en finira pas. Après des mois, puis des années de lenteurs juridiques ou administratives et de tracasseries du père qui rendent impossibles les relations entre la mère et son garçon, la narratrice parvient à s’extirper de sa douleur, à se stabiliser en s’attachant à une seule femme, et à recommencer à travailler. Entre-temps le garçon a grandi, son enfance, dont la mère n’a pas pu profiter, se réjouir, est derrière, au passé.

L’intérêt du récit est multiple. D’abord à cause de l’inversion des rôles. Il est rare qu’une mère soit accusée d’inceste et perde la garde de son enfant. Ensuite parce que, au lieu de rendre coup pour coup à son ex-mari, la narratrice sème le doute sur le rôle dévolu à la mère et ce faisant le mine, en sape les fondements ; elle introduit l’incertitude sur l’amour obligé : « Tu as le droit de me haïr, souhaite-t-elle dire à son fils […] Il n’y a pas d’amour sans haine […] L’amour est une sauvagerie ». Au lieu de s’excuser, de faire le dos rond, elle va plus loin, aggrave son cas : « Je ne suis pas une mère. Bien sûr que non. Qui voudrait l’être ? À part celles qui ont tout raté […] Mère c’est quelque chose de pire que femme. C’est un peu comme domestique ou chien. Mais en moins bien. En plus méchant ». Elle va même jusqu’à exprimer son soulagement de ne pas voir son fils, d’être loin de lui : « Trop près, j’y laisserai ma peau » ; jusqu’à affirmer qu’elle a « autre chose à faire qu’à s’occuper de lui, autre chose à vivre que la maternité. Et qu’avoir des enfants, c’est s’infliger des blessures qui ne guériront jamais ».

J’avais besoin, pour parler du style de Love Me Tender, de retrouver la trace d’un autre livre de Constance Debré, Un peu là, beaucoup ailleurs (Éditions du Rocher, 2004). Il ne figure pas dans sa récente bibliographie et c’est très dommage. L’a-t-elle jeté avec le reste ? Son écriture était belle, elle m’évoquait par moment celle de Catherine Pozzi, et le propos, grave et prenant, annonçait les livres à venir : « Démettre le monde, ne plus y être pour personne, vivre enfin dans le dégagement, le défaut, le devers, […] rompre enfin avec le mensonge des faits, […] creuser au plus profond de soi, jusqu’à se trouver, ou se perdre ».

Constance Debré sait indéniablement écrire. Si elle a choisi pour Love Me Tender un autre mode d’expression, phrases minimales et précipitées, c’est pour coller à l’urgence de la situation et répondre à la muflerie, à la violence, par une autre forme de sauvagerie. On est loin des discours lénifiants sur le bonheur d’être mère. En redonnant à la mère sa pleine humanité, Constance Debré lui confère une liberté nouvelle, la déculpabilise. Pour qui le lit bien, ce livre est un brûlot.

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