L’essai de Mark Antliff, Le fascisme d’avant-garde, a bénéficié d’un certain traitement de faveur depuis sa parution en anglais en 2007 – quand Le modernisme réactionnaire de Jeffrey Herf a attendu trente-cinq ans pour être traduit et que The Nature of Fascism (1991) de Roger Griffin attend encore, pour citer deux des principales références sur lesquelles reposent les analyses développées ici. Il faut dire que le champ d’étude du présent livre porte sur le cas français, et que sa démonstration s’inscrit dans la perspective ouverte par l’historien israélien Zeev Sternhell à la fin des années 1970 sur les origines françaises du fascisme.
Mark Antliff, Le fascisme d’avant-garde. La mobilisation du mythe, de l’art et de la culture en France (1909-1939). Trad. de l’anglais par Françoise Jaouën. Les presses du réel, coll. « Œuvres en société », 344 p., 32 €
Antliff ne se mêle pas directement du débat qu’a provoqué Naissance de l’idéologie fasciste chez les historiens, mais il y introduit un élément qu’ils avaient jusque-là quelque peu négligé, et Sternhell avec eux lorsqu’il s’intéressa aux écrits fondateurs de Georges Sorel : le rôle qu’a pu jouer dans l’élaboration de l’idéologie fasciste française entre 1909 et 1939, soit au temps des avant-gardes, la pensée sur l’art. Antliff procède, afin d’en exposer l’importance, à un rappel et à quelques exhumations, dont les relations avec l’art pourraient paraître ténues à première vue.
Les exhumés sont au nombre de trois. Il s’agit du fondateur, en 1925, du Faisceau et du journal y afférent, Le Nouveau Siècle, Georges Valois, alors ouvertement fasciste (mais qui mourut dans les camps nazis pour faits de résistance), de l’avocat Philippe Lamour, membre du Parti fasciste révolutionnaire et animateur de la revue Plans, et enfin de Thierry Maulnier, propagandiste de la « violence classique » dans les colonnes de Combat et d’Insurgé au cours de la seconde moitié des années 1930. Antliff consacre à chacun d’entre eux un chapitre et montre leur proximité, voire leur compagnonnage avec des acteurs plus connus du monde de l’art français, parmi lesquels les sculpteurs Aristide Maillol et Charles Despiau, les architectes Le Corbusier et Auguste Perret ou encore les peintres Maurice Denis et Maurice de Vlaminck, sans parler du monde des lettres ou de celui de la musique.
Leur activisme au sein du milieu artistique de l’entre-deux-guerres, fût-il, pour l’essentiel, du côté des partisans du retour à l’ordre, éclaire cette période d’un jour nouveau, et explique au moins en partie les inclinations futures pour la collaboration d’un certain nombre des artistes cités. Affinités dont les motivations profondes demeurent assez obscures faute de cet éclairage, précisément. Ce qui conduit par exemple Béatrice Joyeux-Prunel, dans sa vaste histoire des avant-gardes parue en deux volumes en 2015 et 2017, à n’y voir que l’effet de dispositions psychologiques individuelles et circonstancielles, au lieu d’y reconnaître la conséquence logique de leur compagnonnage antérieur avec les trois figures qu’étudie Antliff, et plus encore l’influence exercée sur eux par Sorel.
Le rappel qu’effectue Antliff à propos de Sorel porte sur le nœud de son système idéologique, à savoir sur sa vision esthétisée de la violence, vision dont on a paradoxalement sous-estimé selon lui la portée dans les discours sur l’art pendant et surtout après sa mort (en 1922). Au centre de ses Réflexions sur la violence parues en 1908, Sorel a en effet placé le « mythe », une image idéologiquement orientée à même de mobiliser les masses en vue de déclencher une violence populaire et révolutionnaire, qu’il distingue de la violence étatique. « Au cœur de la théorie sorélienne du mythe, écrit en ce sens Antliff, se trouve la notion de violence esthétisée, qui permet de distinguer l’insurrection prolétarienne de l’emploi barbare de la “force” par l’État ».
Sur un plan politique, cette distinction avait tout pour séduire des acteurs de gauche comme de droite, et même de les conforter dans leur volonté de dépasser ce clivage. À un niveau esthétique, celui-là même qui autorisait ce dépassement, la promotion du mythe pouvait être aussitôt comprise comme un appel à ceux qui, presque naturellement, seraient amenés à lui donner forme : les artistes – ce qui justifierait en retour leur engagement politique. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les fascistes italiens comme français aient répondu aux sollicitations de Sorel au point de se sentir investis de la mission d’en réaliser le mythe. En tant que « “mécanisme de liaison” dans la conciliation des polarités, à la fois politiques et esthétiques », affirme Antliff, « loin d’avoir une fonction marginale, l’art joue un rôle essentiel dans l’idéologie fasciste ».
Il lui permet en effet d’alimenter ce qu’à la suite de Griffin l’auteur du Fascisme d’avant-garde tient pour son ressort principal : le mythe palingénésique, soit l’idée selon laquelle la destruction génère un renouveau. Idée qui acquiert d’abord une valeur mythique dès lors qu’elle est conçue comme seule capable d’enrayer la décadence culturelle et politique d’une nation, et qui prend ensuite un tour idéologique lorsqu’elle cherche à incarner son processus en un type et un contre-type. En identifiant dès avant 1914 « le juif anti-artiste » comme l’agent du déclin que la palingénésie est amenée à transformer en renaissance, Sorel désigne l’artiste comme son redresseur et confirme l’antisémitisme comme ciment de l’alliance entre la politique et l’art destinée à accomplir cette transformation.
La mise en évidence de cette structure mythique et des mystifications racistes qui la soutiennent permet à Antliff d’élucider en quoi la notion de « modernisme réactionnaire » forgée par Herf demeure opératoire une fois transposée sur le terrain artistique, et comment elle y prend même tout son sens à un moment où les réactionnaires, en se prévalant d’une modernité plus authentique, commencent à retourner l’accusation d’académisme ou de pompiérisme contre les modernistes.
Ce retournement n’apparaîtrait qu’anecdotique s’il n’accordait du même coup au fascisme la possibilité de surmonter sa contradiction interne qui le pousse « à la fois vers un passé mythique et un futur technologique », de sorte que, « grâce au mythe, l’idéologie fasciste peut ainsi s’adresser à la fois au passé et au présent ». Prolongeant l’examen critique mené sur ces questions en histoire de l’art par Éric Michaud, qu’il cite à plusieurs reprises, Antliff peut alors remettre en cause l’antinomie entre « fascisme » et « art moderne » qui a façonné les représentations communes. Pour autant, ses analyses sont suffisamment subtiles pour qu’elles n’alimentent pas les confusions qu’un certain anti-avant-gardisme – qui tend à définir sur ce sujet une nouvelle doxa conservatrice – continue d’entretenir.
Reste un point que le livre d’Antliff ne permet pas tout à fait de trancher. À le lire, il ne fait aucun doute que l’art, comme pratique aussi bien qu’en tant que discours, a constitué le lieu de rencontre des fascistes français et un espace de spéculation partagé par des acteurs venant d’horizons très divers, vers lesquels d’ailleurs ils retournèrent quelquefois. Il n’est pas douteux non plus que la France puisse prétendre en ce sens au titre d’incubateur de l’esthétisation de la violence qu’examine l’auteur et qui définit le cadre commun aux différents mouvements fascistes, notamment étrangers, qui vinrent y puiser. Il est ainsi difficile de n’apercevoir qu’une coïncidence entre la publication des Réflexions sur la violence de Sorel en 1908 et celle du Manifeste du futurisme de Marinetti en janvier de l’année suivante, compte tenu de l’évolution de ce dernier vers le fascisme mussolinien.
Pourtant, le creuset français semble avoir échoué à mobiliser largement au-delà des cercles d’esthètes, précisément, ou au moins de personnalités qui se considéraient comme telles. Aucune de celles dont Antliff a rappelé le parcours et les tergiversations n’a su imposer un plan d’ensemble suffisamment puissant et unifié pour qu’il suscite une adhésion en masse à la mise en cohérence du réel que son mythe véhiculait alors. De ce point de vue, Valois, Lamour, Maulnier, et Sorel avant eux, ont littéralement préparé le terrain aux idéologies qui, historiquement, accomplirent le principe mythique qu’ils avaient si ardemment désiré, mais qu’eux-mêmes ne parvinrent à satisfaire qu’une fois le fascisme sorti du lit idéologique qu’ils avaient dressé pour lui.
Pour quelques-uns d’entre eux, ce relatif échec historique présenta tout de même l’heureux avantage de leur offrir tout le loisir d’exercer leur influence politique jusque longtemps après la guerre. L’élection de Maulnier à l’Académie française en 1964 n’en est, en ce sens, qu’un indice officiel. La « violence classique » qu’il avait théorisée devait à ses yeux éviter à la société française, note Antliff, « de se laisser piéger par les mythes racistes du nazisme, ou par l’exaltation soviétique du prolétariat », comme du reste par le « culte populiste et démocratique de la “volonté générale” ». Cette conception culturelle du fascisme, qui « permet d’esthétiser la politique et de politiser l’esthétique au profit de la nation tout entière », n’a certes pas eu l’effet d’entraînement qu’en attendait son auteur à l’époque, mais sa capacité à leur survivre interroge. Et l’on peut effectivement se demander jusqu’à quand ce genre d’idées a continué d’informer les représentations que certains milieux du monde des arts et des lettres se sont faites de leur rôle politique.