Entre la France et Israël

Imaginons qu’un jeune Français juif, né à Metz, émigre en Israël ; qu’il devienne le correspondant réputé d’une chaîne télévisée publique de France ; qu’il publie une dizaine de livres historico-politiques jamais traduits en hébreu ; qu’il subisse pendant vingt ans des procès, tous gagnés, pour falsification de la mort d’un enfant palestinien dans les bras de son père. C’est l’histoire du journaliste Charles Enderlin, qui publie une enquête historique avec Les Juifs de France entre République et sionisme.


Charles Enderlin, Les Juifs de France entre République et sionisme. Seuil, 448 p., 22,50 €


Imaginons aussi qu’à l’occasion de son dernier ouvrage, en janvier 2020, aucune radio juive francophone n’invite Charles Enderlin ; qu’on jette des boules puantes dans une salle parisienne pour illustrer la « Résistance » juive ; qu’une partie des Juifs hexagonaux le haïsse avec ferveur comme ennemi du pays où il vit depuis cinquante ans, comme sioniste de gauche mué en pur antisémite.

Que faudrait-il en conclure ? Sans doute qu’il s’est passé quelque chose chez les Juifs de France, qui mérite une enquête historique. Pendant quatre années, Enderlin travaille donc sur cette hypothèse : lesdits Juifs ne seraient-ils pas passés d’une idéologie républicaine à une idéologie sioniste ? Reste à déterminer quand, comment, pourquoi. Et à comprendre ce qui distingue le franco-judaïsme d’après 1789 du nouveau fidéisme pro-israélien. Cela demande 410 pages sans aucun pathos (à la Zemmour ou Finkielkraut), plus la bibliographie et la chronologie.

En douze chapitres clairs, nourris de citations et de références, d’anecdotes parlantes, d’incarnations biographiques, l’enquête suit un ordre chronologique, en commençant après 1870 (décret Crémieux sur les Israélites algériens), au fil des immigrations successives, des vagues antisémites, des conjonctures sociopolitiques (en 1872, un recensement dénombre à peine 50 000 Juifs en métropole, dont la moitié à Paris).

Charles Enderlin, Les Juifs de France entre République et sionisme

Tableau d’Alphonse Lévy (1897)

« Le mouvement sioniste fondé par Herzl n’était pas populaire parmi les Juifs de France. » Le 26 juin 1923, après des heurts sanglants en Palestine, l’Association des rabbins français rappelle, à l’unanimité moins une voix, « les droits du judaïsme dans le pays qui fut et qui reste sa Terre Promise », tout en ajoutant que « les doctrines morales et politiques du sionisme […] ne peuvent s’accorder avec les principes du judaïsme français ».

En 1928, cependant, Léon Blum fonde le Comité socialiste pour la Palestine. Reste que, entre 1923 et 1932, 79 Français juifs auront émigré en Terre promise. En revanche, un accord entre le pouvoir hitlérien et l’Agence juive permettra à près de 60 000 Juifs allemands de fuir vers la Palestine entre 1933 et 1939. On rappellera que plusieurs personnalités franco-juives, « et non des moindres », sont encartées chez les Croix-de-Feu, dans l’espoir sans doute de contrer l’antisémitisme croissant par le patriotisme le plus farouche. En 1936, le grand rabbin de Paris aurait proposé à Léon Blum de refuser la présidence du Conseil contre une pension à vie équivalente, pour ne pas alimenter la haine antijuive !

On passera sur Vichy, qui a trouvé sans peine le responsable de la défaite, la juiverie internationale, sans éteindre l’espoir d’un compromis avec Pétain : sauver les Juifs français contre les Juifs étrangers. C’est en 1944 qu’est créé le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), premier regroupement des Juifs de France qui ne repose plus sur le seul fondement religieux.

À la Libération, les mouvements de résistance juive réclament le procès des dirigeants de l’UGIF (Union générale des israélites de France), accusés de coupable passivité sous Vichy. La protestation contre une restitution des biens juifs s’organise, non sans efficacité, en Association nationale intercorporative du commerce, de l’industrie et de l’artisanat. Le combat sioniste a désormais, entre 1944 et 1948, de forts soutiens dans la classe politique, sinon au Quai d’Orsay. Jean-Paul Sartre publie en 1946 ses fameuses Réflexions sur la question juive : le Juif, c’est les autres…

Mais, au moment de la création de l’État d’Israël (1948), la majorité des Juifs de France n’est pas sioniste, tel Raymond Aron. « L’assimilation dans la République est toujours le dogme du franco-judaïsme. » À preuve : 640 émigrés en 1948, 1 965 en 1949, quelques centaines par an jusqu’en 1968. Cependant, la nomination de Pierre Mendès France à la présidence du Conseil (1954) suscite de forts échos antisémites (« Le Juif Mendès a gagné son pari contre la France », Pierre Boutang). Sans compromettre l’opération franco-anglo-israélienne de Suez (1956).

Charles Enderlin, Les Juifs de France entre République et sionisme

D’où vient alors le tournant sioniste ? De l’arrivée massive des Juifs d’Algérie : 100 000 s’installent en France, 20 000 partent en Israël (qui ne les considère pas comme des réfugiés occidentaux, plus avantagés !). « La judaïcité française, alors composée de 250 000 Juifs majoritairement ashkénazes », s’en trouve bouleversée. Car ces Juifs sont, comme la quasi-totalité des pieds-noirs, hostiles à l’Algérie algérienne, à De Gaulle, plus indifférents au séculaire franco-judaïsme d’intégration républicaine et patriotique.

C’est la guerre de 1967, annoncée comme génocidaire, qui va faire défiler des dizaines de milliers de Juifs au cri de « Israël vaincra », drapeau israélien déployé pour la première fois. Comme l’écrit alors Claude Lanzmann : « Sans Israël, je me sens nu et vulnérable » ; « Certes, je suis assimilé, mais je n’ai pas confiance » (Le Monde, 2 juin 1967). Raymond Aron sent monter en lui « une bouffée de judaïté dans [sa] conscience de Français » (Mémoires). Mais, après la victoire d’Israël, il se demande si un succès militaire assure le gain de la guerre, et si la sympathie de l’opinion française ne doit rien au sentiment anti-arabe lié à la guerre d’Algérie. (Les Israéliens, eux aussi, qualifient de « terroristes » leurs adversaires, note Enderlin.) En revanche, la célèbre formule gaullienne révulse Aron ; car on n’y parle pas d’une nation, d’un État, mais d’« un peuple sûr de lui et dominateur ». Dans une lettre privée à Aron, Claude Lévi-Strauss dénonce les « contre-vérités » de la presse française et sa manipulation de l’opinion : « Comme Juif j’en ai eu honte et aussi, par la suite, de cette impudence étalée au grand jour par des notables juifs osant prétendre parler au nom de tous. » (Raymond Aron, Mémoires)

Je l’avoue, cette impudence persistante me révolte aussi, en tant que Français, juif, athée, et anti-annexionniste. Une oppression, fût-elle israélienne, reste une oppression. Terre promise voici 3 000 ans ne signifie pas terre permise. La résistance à la tyrannie est aussi un droit, Locke l’a dit, les constitutions américaine et jacobine l’ont ratifié. Tout peuple mérite son droit d’exister dans les formes qui lui conviennent. Le judaïsme (?) n’excuse rien. Il faut choisir sa patrie. Un Français juif n’est pas en dette envers Israël, pas plus qu’il n’est un Juif incomplet, un patriote transitoire ou le membre d’une « communauté » aux coudes serrés par la peur. L’amalgame entre critique politique du gouvernement d’Israël et antisémitisme (moderne !) est une plaisanterie sémantique d’assez mauvais goût, n’en déplaise à certains grands esprits.

La guerre éclair de 1967 a impulsé l’émigration : 5 292 en 1969, dont 80 à 90 % de Juifs maghrébins. Elle retombe vite : 1 345 en 1974, 1 382 en 1975. En 1977, cependant, le CRIF révise la charte de 1944. On y apprend que « la communauté juive de France [reconnaît] en Israël l’expression privilégiée de l’Être juif », qu’elle exige le rejet de toute politique étrangère favorable aux ennemis d’Israël. Pour Enderlin, cela signe la mort du franco-judaïsme, dont le concept fondateur « définissait l’Israélite français comme un citoyen patriote dont la religion et les pratiques culturelles relevaient strictement de la sphère privée ». De fait, avec l’élection en 2001 de Roger Cukierman à la tête du CRIF, l’engagement en faveur d’Israël devient total. L’idée d’une insécurité croissante des Juifs en France se fait obsédante. « Plus de 30 % des jeunes Juifs » sont désormais scolarisés dans des écoles juives, soit 30 000 élèves. Voilà, on l’avouera, de quoi méditer.

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