Sortir de l’histoire de la philosophie

Personne ne demande si l’histoire de la littérature est de la littérature. L’histoire de la philosophie est le seul genre dont on puisse se demander : est-ce de l’histoire ou de la philosophie ? Et comment peut-elle être les deux ? Comment éviter les écueils de la philosophia perennis et ceux de l’historicisme ? Claude Panaccio reprend ces sempiternelles questions dans ce grand livre qu’est Récit et reconstruction. Il en donne un traitement original, appuyé sur son propre travail d’historien de la philosophie médiévale et de philosophe.


Claude Panaccio, Récit et reconstruction. Les fondements de la méthode en histoire de la philosophie. Vrin, 230 p., 24 €


Depuis Aristote, les philosophes ont pris l’habitude de faire la liste des endoxa, des opinions de leur prédécesseurs sur tel ou tel sujet, et celle de se référer, au moins implicitement, aux problèmes posés par la tradition à laquelle ils appartiennent. Mais chaque fois qu’ils le font, c’est pour avancer leurs propres thèses et formuler leurs propres questions sur la base d’une critique de celles des autres. C’est ce qui donne à la philosophie son caractère spécial : elle n’est pas simplement, comme chez Diogène Laërce, une doxographie, et quand Thomas d’Aquin se réfère à Aristote, ou lorsque Leibniz prend la défense des scolastiques, ce n’est pas pour les contempler comme les monuments d’un passé lointain, mais pour se réapproprier leurs thèses.

Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe et surtout au XIXe siècle qu’est apparue l’histoire de la philosophie comme discipline autonome, qui a, selon l’expression de Catherine König-Pralong, « colonisé » la pensée philosophique (La colonie philosophique, EHESS, 2019). C’est à partir de là qu’on en est venu à se demander si l’on pouvait être à la fois historien de la philosophie et philosophe, et qu’on a rencontré un dilemme bien connu : ou bien lire les philosophes du passé en fonction des discussions d’aujourd’hui et risquer l’anachronisme, ou bien en préserver le détail au risque d’en faire des pièces de musée.

Ce dilemme n’a cessé de se poser : en France, quand on a opposé la « philosophie chrétienne » à l’histoire universitaire de la philosophie ; en Allemagne, quand bien des commentateurs reconstruisaient le kantisme en s’opposant à ceux qui voulaient s’en tenir à la lettre de la doctrine ; ou encore dans la tradition anglophone, quand les lecteurs « analytiques » des philosophes du passé entendaient converser avec Aristote comme s’il était leur collègue, face à ceux qui voulaient patiemment reconstituer les pièces d’un puzzle dispersé au fil des âges.

Claude Panaccio, Récit et reconstruction. Les fondements de la méthode en histoire de la philosophie

La Philosophie remettant un livre à Boèce (1300-1349) © Gallica/BnF

Dans le même esprit, Richard Rorty a opposé la reconstruction rationnelle à la reconstruction historique des œuvres du passé [1]. La première vise avant tout à reconstituer de manière fidèle ces œuvres, dans le langage qui est celui de l’historien, mais en respectant leur langage propre et en se soumettant à la maxime de l’historien britannique Quentin Skinner : « Ne pas attribuer à un auteur d’avoir voulu dire ou faire quelque chose qu’il ne pourrait pas être amené à reconnaître comme une description correcte de ce qu’il a voulu dire ou de ce qu’il a fait ». La seconde présente les œuvres du passé de la manière la plus rationnelle possible pour pouvoir en évaluer les thèses et les arguments, ce qui implique le plus souvent de reformuler les doctrines pour les faire apparaître comme encore dignes d’intérêt. L’opposition entre les deux formes de reconstruction a été au centre de bien des discussions entre une histoire « historienne » et une histoire, pour user du vocabulaire allemand, de style « systématique ».

Mais quand on y regarde de près, l’opposition de Rorty ne tient pas : bien des « historiens » sont en fait animés du désir de lire les philosophes du passé selon leur propre grille interprétative, même quand ils adoptent les canons de la scholarship la plus rigoureuse. Ainsi, en France, Martial Guéroult, qui passa longtemps pour l’historien le plus rigoureux de l’œuvre de Descartes, la lisait à la lumière de son grand projet de « dianoématique » (Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier, 1979). Et bien des historiens, comme Pierre Aubenque ou Jean-Luc Marion, ne font pas mystère de l’influence que Heidegger a exercée sur leurs interprétations. Inversement, bien des auteurs réputés « analytiques », comme Jonathan Barnes, sont aussi d’excellents historiens. Et même si Jules Vuillemin s’est souvent vu reprocher de vouloir reconstruire les doctrines du passé à la lumière de la logique, et donc de leur faire violence, qui prétendrait qu’il n’était pas aussi un grand historien de la philosophie ?

Rorty distinguait aussi un autre type d’histoire de la philosophie : la Geistesgeschichte. De Hegel à Blumenberg, en passant par Dilthey, Arendt et Foucault, ce type d’histoire intellectuelle à spectre large, qui replace la philosophie au sein de la culture en vue d’évaluer notre « modernité », est familier : ni proprement historique au sens où il analyserait des doctrines, ni proprement philosophique au sens où il discuterait des thèses et des arguments, il entend voir dans tel courant l’incarnation d’une Idée, d’un paradigme ou d’une « épistémè », et en montrer le développement dans des cas typiques, sans trop s’attarder au détail.

Claude Panaccio reprend tous ces problèmes à leur racine : quelle voie suivre parmi tous ces types d’écriture de l’histoire de la philosophie ? Y a-t-il une bonne manière de procéder qui trouve un équilibre entre les formes de reconstruction ? Il commence par s’interroger sur les unités de discours : pensées, croyances, thèses, systèmes, arguments, courants, écoles, doctrines, ou traditions ? Il refuse l’idée qu’il y aurait des thèses et des pensées éternelles de type platonicien en lesquelles s’incarnerait la philosophie indépendamment des individus qui les ont produites en des temps et des lieux spécifiques. Il se veut nominaliste : il n’y a que des événements discursifs singuliers, publiquement observables, qui s’accumulent en livres et en textes, quelquefois se morcellent en plusieurs auteurs, et qui n’ont d’autre existence que des actes d’écrire sur des supports matériels ou des événements oraux, au sein d’institutions transitoires. Panaccio trouve à juste titre contradictoire la manière dont, dans L’archéologie du savoir, Foucault parle de la « matérialité répétable » de l’énoncé. Il préfère reprendre la distinction de C. S. Peirce entre les tokens linguistiques d’un type qui tombe sous la classification philosophique.

Mais on aura beau être nominaliste, il faudra bien placer ces événements discursifs au sein d’entités générales, qui seront des textes, transmis au sein d’institutions, qui auront diverses versions, seront lus de diverses manières et auront une histoire et une réception, ainsi que des traductions. Même s’il ne croit pas que les problèmes et les thèses philosophiques soient inscrits dans un ciel platonicien, le nominaliste devra regrouper les énonciations sous des classes d’équivalence. Il faudra désigner des opérations récurrentes et les ordonner. Panaccio les appelle des « récits historiques », qui enchaînent les événements selon une causalité et qui en donnent des explications. Il faudra aussi des reconstructions rationnelles. Mais Panaccio n‘entend pas les considérer comme indépendantes de tout contexte : au contraire, elles dépendront de la perspective des interprètes, qui tiendront certaines séquences comme signifiantes.

Claude Panaccio, Récit et reconstruction. Les fondements de la méthode en histoire de la philosophie

Boèce et Philosophie (1300-1349) © Gallica/BnF

Cette relativité au contexte, dont les historiens de la philosophie font si grand cas quand ils reprochent à leurs collègues « analytiques » de faire comme si elle n’existait pas, peut conduire à un relativisme et à un historicisme complets : chaque auteur, chaque doctrine, chaque thème doit être replacé au sein de son milieu interne et ne peut en être isolé. C’est un holisme, qui tient tous les concepts et les thèses pour intrinsèquement liés, soit à l’intérieur d’un système particulier, soit dans des ensembles plus vastes. Une de ses conséquences les plus hardies, qui a pris souvent une forme de dogme, est qu’il n’est littéralement pas possible de simplement traduire des auteurs du passé dans notre langage d’aujourd’hui, ou même d’une époque à l’autre [2].

Claude Panaccio s’oppose à cette perspective, et rétablit les droits de la continuité entre le monde qu’habitaient les philosophes du passé et le nôtre, aussi bien du point de vue sémantique (ils faisaient référence, globalement, aux mêmes choses que nous, et leurs problèmes n’étaient pas si éloignés des nôtres). Ici il a une discussion éclairante avec des discontinuistes holistes comme R. G. Collingwood et un historien de la philosophie médiévale comme Alain de Libera. Ce dernier soutient dans ses travaux sur l’histoire de la question des universaux qu’on n’a pas affaire à « un » problème distribué entre différents auteurs (« les universaux chez X »), mais à « des complexes de questions-réponses » différents dans chaque contexte. Il s’ensuit que l’on ne peut pas réellement discuter les positions d’Abélard, de Thomas d’Aquin ou d’Ockham sur un problème qui pourrait encore se poser aujourd’hui dans des termes voisins.

C’est à cette idée que Panaccio s‘oppose, en distinguant les questions, qui sont historiquement situées, et les problèmes, qui supposent une difficulté à résoudre, laquelle se pose en termes objectifs et transtemporels. Il défend l’idée que l’on peut dégager la pertinence de certaines questions pour analyser des problèmes et isoler des arguments. Cela suppose qu’on puisse évaluer ces arguments, du point de vue d’une rationalité qui nous est commune avec les auteurs du passé, et qu’on puisse traduire, par exemple, des notions comme celle d’« espèce intelligible » des médiévaux dans les termes de celle de « représentation mentale » des contemporains. Il conjure les mythologies de l’intraduisible et de l’incommensurabilité [3].

Claude Panaccio offre ici, avec une clarté et une honnêteté exemplaires, la meilleure défense à ce jour d’un style d’histoire de la philosophie qui soit à la fois récit historique et reconstruction rationnelle. C’est celle qu’il pratique lui-même dans ses grands livres sur Ockham (Les mots, les concepts et les choses, Vrin, 1991) et sur Le discours intérieur (Seuil, 1999). Il nous donne un traité de sa méthode qui est aussi un traité de la méthode. La leçon du livre est directement opposée à une large part de notre culture philosophique contemporaine, selon laquelle l’histoire de la philosophie est le tout de la philosophie. On ne peut s’en passer, et s’il y a des philosophes analytiques qui veulent le faire, ils ont grand tort. Si nous ne lisions pas les auteurs du passé avec l’idée qu’ils peuvent alimenter notre propre pensée, toutes ces bibliothèques et aujourd’hui toutes ces bases de données seraient comme des masses de vieux outils rouillés accumulés dans un hangar. Mais les outils peuvent resservir.


  1. « Quatre manières d’écrire l’histoire de la philosophie », in Gianni Vattimo (dir.), Que peut la philosophie et son histoire ?, Seuil, 1989.
  2. C’est le Leitfaden d’ouvrages comme celui dirigé par Barbara Cassin, Vocabulaire des philosophies européennes. Dictionnaire des intraduisibles.
  3. Cette incommensurabilité est poussée jusqu’à ses limites extrêmes chez un historien comme Pierre Vesperini dont Marc Lebiez a rendu compte ici du dernier livre. Selon lui, la notion de philosophia  désigne des activités si éloignées de ce que nous appelons « philosophie » aujourd’hui qu’on ne peut voir aucune continuité entre Platon, Aristote et nous. Cet hypercontextualisme conduit au paradoxe d’un chapitre sur Aristote dans lequel il n’est même pas question de ses Éthiques et de sa Métaphysique, et où le Stagirite est présenté comme un homme religieux, polymathe et amateur d’histoires. Faut pas pousser pépère dans les agaves.

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