Dans Les cinq fois où j’ai vu mon père, Guy Régis fait à hauteur d’enfant le récit paradoxal du creux, du vide, de l’absence. Pour cela, il invente une langue à la fois simple, transparente et poétique. Mais, derrière la narration pudique, il relie le manque de l’enfant au manque caractérisant la relation du pouvoir à la jeunesse d’Haïti sous la dictature des Duvalier.
Guy Régis Jr, Les cinq fois où j’ai vu mon père. Gallimard, coll. « Haute enfance », 208 p., 19 €
Dans le prologue, Guy Régis explique ses raisons : il n’a pas fait ce livre pour se plaindre, mais pour rassembler les « fragments » d’une enfance qui ne peut se dire sans faire appel au père qui, par sa fuite, l’a indélébilement marquée. Chacune des cinq parties du roman correspond aux très brèves apparitions du père rapportées du point de vue de l’enfant, entre trois et douze ans. Dès la deuxième, le garçon prend conscience que sa douleur est d’autant plus grande que son père ne s’est pas complètement évanoui, que, jamais là, il est toujours susceptible de surgir. Parce qu’il ne vit pas si loin, qu’aucune circonstance au fond ne les éloigne, qu’il pourrait voir son fils tous les jours, son absence définit le rapport au monde de l’enfant : « Aujourd’hui encore, je déteste la fugacité des choses. Tout ce qui apparaît pour disparaître ».
L’enfant évolue dans un brouillard, dans le non-dit de la vie secrète de ses parents, qui n’émerge que peu à peu, avec chaque rencontre. L’écriture dévoile progressivement le monde par la reprise et la variation, par la répétition qui se déploie en spirale. Chaque retour devient plus problématique que le précédent, car il en révèle davantage sur le village, le couple parental, la ville d’à côté, sur le pays. L’enfant élargit son horizon par les trous que le père a percés dans sa vie. Paradoxalement, il se construit en remplissant ces vides. À mesure qu’il devient plus lucide, il gagne l’ironie. L’humour et la tendresse aussi, quand sa voix se mêle à celle de l’adulte qu’il est devenu.
Rien de tragique donc, mais une impossibilité – « on ne peut pas se battre contre l’absence » – ouvrant une béance : « Je ne suis qu’une moitié d’homme […] Je te pardonne à moitié » ; une faille que le garçon doit trouver le moyen de combler. Il fait du soleil son « plus sûr compagnon » : sur lui au moins on peut compter, puisqu’il revient tous les jours. Les mots aussi dressent un pont sur le vide : par des dialogues à une seule voix, où l’interlocuteur reste muet, mais qui permettent au narrateur de s’adresser à son père. Le rythme s’accélère, les phrases raccourcissent quand l’enfant souffre, ou quand c’est son père, quand il faut quitter le pays, « oser jamber la mer ». Les phrases s’étranglent comme un chant : « S’en aller, s’éloigner, se noyer. Ils s’en allaient tous. Vaguant, ils s’en allaient, laissant l’île. Et la lune, gagnant le large. La lune régnant, jurant de régner. Et la lune, muette, dupe, funambule ». Face à ce qui s’esquive, le texte redit, transforme, comme s’il fallait creuser la langue au plus précis pour trouver la justesse qui, malgré la dérobade, restera.
La mère, infiniment plus présente que le père, deuxième personnage du livre après l’enfant, a ses propres moyens pour lutter contre le vide. Presque aphasique, elle chante. Selon l’enfant, « par peur d’être muette ». Contrairement aux autres villageois, elle aime la nuit et la pluie. Elle est aussi « une femme de feu », possédée, qu’Ogou, l’esprit du fer, « monte » quelquefois. Elle échappe ainsi aux plus grandes tensions. Entre autres aux hommes en bleu surveillant les carrefours avec leurs bâtons, aux « chefs » dans lesquels on reconnaît les tontons macoutes.
Si le père ne l’a jamais été, s’il est resté un éternel étudiant sans emploi, un fils cloîtré dans la maison de ses parents, c’est qu’en Haïti le nom même de « Papa » a été confisqué par un faux père : Papa Doc, François Duvalier, déjà mort quand le garçon naît, mais dont l’ombre couvre encore le pays. Quand l’enfant verra pour la première fois son père à lui, ce sera sous la forme d’« un grand oiseau noir » lui cachant le soleil. Au moment où le pays se révolte, où la colère gronde dans la fumée des pneus, le père sans horizon finit par partir, et l’enfant peut, doit, grandir.
Sans pathos, en travaillant avec acuité la langue, Guy Régis, par ailleurs surtout auteur de théâtre, a su écrire ce qui ne se laisse pas formuler. Il a réussi à dire une enfance se construisant en dépit du manque et avec lui. Et à en faire un livre d’une beauté mémorable.