Citizen. An American Lyric (2014) de Claudia Rankine, traduit en français par Citizen. Ballade américaine, a été le seul ouvrage de poésie à jamais entrer dans la liste des bestsellers du New York Times. Son auteure, poétesse américaine d’origine jamaïcaine, avait déjà publié quatre recueils avant celui-ci. Elle y aborde les différentes nuances de la discrimination, du préjugé, et les réactions de qui les subit.
Claudia Rankine, Citizen. Ballade américaine. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Maitreyi et Nicolas Pesquès. L’Olivier, 182 p., 21 €
Non, les lecteurs américains ne s’étaient pas soudain transformés en amateurs de poésie, si tant est que Citizen soit de la poésie, mais ils se montrèrent sensibles à l’expression furieuse et fatiguée de Rankine devant la série d’assassinats racistes que connaissait le pays et qui avait déjà provoqué la création du mouvement « Black Lives Matter ». Ils ressentirent, en pleine présidence d’Obama, le besoin qu’on leur présentât la violence exercée contre les Noirs dans ses manifestations les plus monstrueuses, certes, mais, aussi et avant tout, les plus banales ou les plus ténues, c’est-à-dire telles que généralement leur existence personnelle pouvait la leur faire vivre. Avec Citizen, Rankine apportait la réponse littéraire qu’ils attendaient : moderne dans son aspect punchy et son caractère hybride, dérangeante quelquefois par la perspicacité de son observation.
Citizen mêle écrits et images. Il consiste en poèmes en prose, portant sur des situations de la vie quotidienne, ou en réflexions plus longues, qui sont aussi des élégies à des Africains-Américains assassinés ou tragiquement abandonnés par les pouvoirs publics (comme les habitants pauvres de La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina). Les illustrations, elles, offrent des reproductions de documents ou d’œuvres variés : la photographie d’une plaque de rue en Géorgie portant le nom de Jim Crow, une sculpture « taxidermique » contemporaine de Kate Clark, ou encore le tableau de Turner Le bateau négrier.
Le début de Citizen, frappant pour le lecteur car il est peu énigmatique et très virulent, met en scène un Je/tu confronté à ce qu’on appelle aujourd’hui des « micro-agressions » : une femme qui reste debout dans le métro plutôt que de s’asseoir à côté d’un Noir, une amie qui par plaisanterie utilise une insulte raciste… Ces épisodes de la vie quotidienne où le Je/tu se sent invisible ou hyper-visible, ignoré ou attaqué, sont suivis par une réflexion portant sur Serena Williams et plus loin Zinédine Zidane, victimes eux aussi, dans leur activité sportive, des mêmes types de préjugés. Le ton, le niveau de langue, hélas assez piteusement rendus en traduction française, sont ceux de la pugnacité ou du désarroi. Parfois cependant, les situations évoquées, frappantes pour Rankine, laissent le lecteur perplexe.
Ainsi, lorsqu’un homme passe devant « Je » dans une file d’attente au supermarché, puis, confus, s’excuse en lui disant : « Ah, je ne vous avais pas vu ! », faut-il en conclure, comme le fait implicitement la poétesse, qu’il s’agit là d’un moment de racisme ordinaire ? Et lorsqu’elle décrit les célèbres et grossières colères de Serena Williams sur le court, insultant, par exemple, en 2009 l’arbitre qui a vu une faute là où elle (Williams) n’en voit aucune, faut-il lire un refus par les Blancs de la présence des corps noirs dans un sport qu’ils pensent leur être réservé? Rankine oublie d’ailleurs pour l’occasion que les injures proférées par Williams s’adressaient à une arbitre d’origine asiatique, ce qui donne une bien large extension à sa notion de « Blancs ». Quant à Zidane donnant un « coup de boule » à Materazzi, il aurait réagi contre les propos de son adversaire qui le traitait de « nègre », ce qui n’est absolument pas le cas, mais semble avoir échappé à Rankine.
Ces manquements à la vérité pourraient n’avoir aucune importance ; le texte, après tout, n’a pas à reposer sur l’exactitude, sur le fait avéré, puisqu’il cherche à évoquer l’expression de différentes nuances de discrimination ou de préjugé et à suggérer les réactions de ceux qui les subissent. Mais la pente de Citizen, comme de certains ouvrages d’auteurs américains ou européens aujourd’hui, est d’envisager le racisme fondamentalement comme une donnée anthropologique, ou mieux encore comme une torsion de l’âme. Manière de penser qui a donné lieu aux États-Unis à une fructueuse exploitation, puisque quelques préposées à l’éveil des consciences (Sina Rao et Regina Jackson) organisent des « Race Dinners » où elles débusquent pour 2 500 dollars chez les demanderesses blanches et fortunées de l’expérience les signes les mieux cachés de leur racisme.
Rankine, tout en n’ayant rien à voir avec cette escroquerie tant financière que psychologique, n’a aucune réticence à penser un monde divisé en deux catégories, les Noirs et les Blancs, un monde où l’Histoire et les luttes qui ont dessiné cette histoire sont effacées. Dans un petit tercet, elle affirme l’origine uniquement mentale du racisme et nous dit : « parce que les blancs/ne peuvent pas contrôler leur imagination/les noirs meurent ». Cette vision paraît assez répandue aujourd’hui, et assez proche, par exemple, de celle de Ta-Nehisi Coates chez qui le « suprématisme blanc » a un côté tout-puissant, immuable, quasi magique. Cette approche de Rankine est cependant singulièrement rabougrie. Elle fait regretter les Claude McKay, les Langston Hughes, les James Baldwin.
Certes, Rankine livre un texte « littéraire », pas une analyse ni un manifeste politique, mais même dans leur expression la moins politique McKay, Hughes, Baldwin montraient un esprit revendicatif plus informé, plus vaste, toujours soucieux d’éviter le bornage Blancs/Noirs. Car, pour eux, aucune présentation « littéraire » des « problèmes raciaux » ne pouvait se passer d’une préoccupation sur la classe, la sexualité, le capitalisme et l’impérialisme. À condition que ces notions soient mises au goût du jour et complétées de quelques autres, les leçons de ces « anciens » auraient pu servir et prévenir Citizen contre les séductions du repli intellectuel et de l’ulcération psychique qui le guettent dans certaines de ses pages.