Le roman de l’affaire Siniavski

Il aura fallu six ans d’enquête au KGB pour parvenir à mettre la main sur Andreï Siniavski, auteur de textes jugés « antisoviétiques » publiés à l’étranger. De cette affaire, Iegor Gran, son fils, tire Les services compétents, un roman qui allie humour et interrogation sur l’histoire de l’URSS.


Iegor Gran, Les services compétents. P.O.L, 304 p., 19 €


Iegor Gran, Les services compétents

Procès d’Iouli Daniel et Andreï Siniavski (1966)

La date du procès de Siniavski et de son confrère Daniel en 1965 est dans tous les livres d’histoire, mais l’œuvre littéraire de Siniavski est en revanche souvent mal connue. Universitaire et écrivain, il a d’abord fait publier en 1959, de manière anonyme dans la revue Esprit, un article pamphlétaire sur le réalisme socialiste, qui faisait voler en éclats la doctrine esthétique officielle et appelait de ses vœux un nouvel art « fantasmagorique ». Dans les années qui suivent, il publie des nouvelles fantastiques en Pologne, sous le pseudonyme d’Abram Tertz (qui mènera le KGB sur la fausse piste d’une identité juive). L’arrestation de Siniavski et de Daniel crée une vague de protestations en Occident et en URSS, où elle contribue à la formation de la dissidence. À l’issue du procès, Siniavski est condamné à sept ans de détention dans un camp de travail.

Ce que le roman de Iegor Gran a de plus frappant, c’est la capacité du fils de l’écrivain russe à adopter une écriture aussi distanciée pour évoquer une histoire affectivement aussi proche de lui. Le texte suit majoritairement le point de vue du KGB, plus particulièrement du lieutenant Ivanov, figure de l’homo sovieticus étroit d’esprit. Le titre du livre avertit d’emblée le lecteur de son parti pris ironique. Tout commence par un premier chapitre cocasse, une scène de perquisition dans un appartement comme on en a lu souvent dans les écrits sur la répression en URSS, mais qui s’avère étonnante, car l’épouse Siniavski cherche à décontenancer le lieutenant Ivanov par ses questions hors de propos. Elle parviendra à préserver la cachette des livres les plus compromettants, après avoir fourgué dans les bras du lieutenant un bébé qui n’est autre que l’auteur du livre que nous lisons.

Iegor Gran, Les services compétents

Iegor Gran, à Paris (février 2020) © Jean-Luc Bertini

Constamment humoristique et écrit dans un style oral qui cherche à éviter les pesanteurs, Les services compétents ménage quelques grands moments drolatiques, tel le récit de l’accouchement de l’épouse Siniavski perçu par les espions qui l’ont mise sur écoute, ou la chronique d’événements tombés dans l’oubli comme la mort de Maurice Thorez. Iegor Gran donne aussi à lire quelques morceaux de critique littéraire inattendus, qui montrent les réticences esthétiques des espions du KGB à la lecture de la « prose antisoviétique » de Siniavski. Le point de vue de Siniavski lui-même n’est présent que de manière sporadique – l’écrivain a déjà fait le récit de son arrestation en 1984 dans son roman Bonne nuit !

Sous son apparence facétieuse, le livre de Iegor Gran a l’ambition de dépasser la trajectoire individuelle de Siniavski pour l’inscrire dans une période de l’histoire collective intéressante par ses contradictions. Le livre fait la chronique de la transition entre la fin du « dégel » ( terme que le personnage de Siniavski conteste dans un chapitre) et une période de brutal durcissement du pouvoir. Le procès public de deux écrivains accusés de calomnier le régime soviétique rappelle à tous l’époque stalinienne, et l’écrivain officiel Mikhaïl Cholokhov, comme le rappelle Iegor Gran, regrettera même que la condamnation n’ait pas été aussi sévère qu’en d’autres temps.

Iegor Gran, Les services compétents

L’exposition américaine de 1959 à Moscou, Thomas O’Halloran © Library of Congress

L’affaire Siniavski est située par le livre dans la trame des événements qui scandent cette évolution : le grand moment populaire du « dégel » qu’est l’exposition américaine à Moscou, les funérailles de Pasternak, la répression sanglante des grèves de Novotcherkassk, et la chute de Khrouchtchev. Iegor Gran invente au passage son propre sabir pour désigner toponymes et realia de la vie quotidienne soviétique. Avec discrétion, certaines pages rendent hommage à ceux qui, en France, par leur intelligence aiguë, auront su, comme Jean-Marie Domenach et Hélène Peltier, éviter à Andreï Siniavski d’être arrêté plus rapidement.

Tous les articles du n° 98 d’En attendant Nadeau