Dans Je ne répondrai plus jamais de rien, sous les dehors d’un récit qui frôle l’autobiographie, Linda Lê dépasse les enjeux d’une mémoire singulière, d’une histoire d’amour impossible, de la filiation, pour en faire les instruments d’une réflexion sur la fiction elle-même et la liberté qu’elle apporte.
Linda Lê, Je ne répondrai plus jamais de rien. Stock, 144 p., 17 €
Une femme voyage avec son compagnon et sa mère au Danemark. Visitant Elseneur, suite à une remarque sur un asile d’aliénés tout proche, la femme âgée se prostre, paniquée. Elle s’absente, entrainée vers un ailleurs silencieux et inaccessible. C’est à partir de cette scène inaugurale banale et violente que l’ensemble du récit de Linda Lê se déploie pour élaborer, sous l’apparence fluide de la simplicité, une réflexion sur la filiation, le manque, le vide de l’existence et la littérature, les fictions qui nous font être autrement que nous sommes, enfin libres. Comme souvent, au-delà de la clarté d’une situation – sociale, psychologique, esthétique… –, Linda Lê invente un dispositif qui opacifie le récit, provoque un malaise, affranchit de l’univocité.
Ses livres provoquent toujours une forme d’inquiétude chez le lecteur qui doit se débrouiller d’une narration particulière, limpide en même temps qu’inextricable. Là où l’on attendrait une linéarité, une évidence, la romancière imagine des dispositifs narratifs qui obstruent la lecture, font revenir en arrière, comme si elle empilait des linges lourds les uns par-dessus les autres, et comme si ses récits se faisaient en apnée, qu’une singulière arythmie s’y logeait sans qu’on s’en rende bien compte. Ses récits sont d’évidence ceux d’un détraquement. De la mémoire, du temps, du réel, de la langue… On s’y situe toujours à une lisière, au bord de quelque chose de très doux et de menaçant.
Faisons comme elle, revenons en arrière. Que raconte ce récit qui semble devoir se lire d’un trait, sans prendre de répit ? Obéissant au procédé ancien de l’adresse, il consiste en un discours fictif entre une fille et sa mère, l’une reprenant les épars de la vie de la seconde, tentant d’y trouver un lien, de comprendre ce qui lui manque dans l’existence de sa mère. Car l’absence d’Elseneur redouble la disparition de la mère, avant sa naissance, pendant huit mois dont on ne sait rien. La fille, après la disparition de sa mère qu’elle découvre un matin paisible, entreprend une enquête pour découvrir ce que cette absence signifie, ce que l’absence recouvre. À partir de cette situation, elle revient sur l’arrivée de sa mère en France, réfugiée d’un pays asiatique en guerre, la rencontre avec le père dans le centre d’accueil, leur fascination réciproque, l’idéalisation de l’homme par la femme, la relégation de cette dernière par un homme qui mène une double vie… On entend dans Je ne répondrai plus jamais de rien un récit de filiation, qui en exprime l’impossibilité, qui raconte les origines, l’illégitimité, les troubles identitaires, les haines inexpugnables. Mais plus encore, qui raconte l’altérité radicale des émotions, l’impossibilité qu’il y a à les comprendre, à les saisir, à les accepter. Le livre fouille sans relâche le gouffre qui sépare la narratrice de sa mère, le mystère d’un destin secondaire, discret, comme empêché.
C’est que le livre ne parle pas de ce qui semblerait son sujet. Comme toujours chez Linda Lê, le récit s’apparente à un miroir, à un masque qu’il faut arracher. On lit ses récits dans une forme de profondeur qui contraste avec une écriture qui s’emploie à la limpidité. C’est qu’on se trompe en lisant Lê, qu’il faut toujours poser des questions au récit, à ses formes, se défaire de ses apparences. On pourrait lire Je ne répondrai plus jamais de rien comme un récit quasi autobiographique, y entrevoir des indices de l’existence de l’écrivain, les y chercher même. On pourrait adopter une lecture centrée sur la filiation strictement, sur la figure de la mère, sur son opacité, sur les troubles qui naissent des relations parentales, sur l’aliénation du couple amoureux. Ce ne serait pas inadéquat, car toutes ces questions s’entremêlent au gré du soliloque de la narratrice qui interpelle la figure maternelle désormais absente. Loin de la confession, d’une lecture psychologique, d’un épanchement de soi, le livre de Linda Lê touche à des enjeux beaucoup plus vastes et inquiétants. Car dans cette longue adresse, la narratrice ne compile pas les éléments de la vie de sa mère, mais les interroge, les réinvente, se les approprie. Elle nous fait sentir que toute écriture tournée vers l’autre ne peut qu’être seconde, spectrale, reprise.
Ainsi, l’ensemble du récit s’élabore à partir de retours en arrière, de reprises des mêmes éléments, comme si tout discours achoppait aux même écueils qu’il fallait ne jamais cesser d’affronter. Le sujet central du livre réside, comme dans Une femme d’Annie Ernaux, mais par des moyens bien différents, dans la manière dont la mère s’incorpore à la fille, la manière dont elle devient une part de sa fille en disparaissant. Le discours de la narratrice représente cette appropriation délicate, par la conjugaison de leurs voix. Je ne répondrai plus jamais de rien met en scène une enquête qui ne porte pas sur la vie d’une mère, mais sur des vides dans cette vie. Dans le mystère de sa disparition se loge une expérience de la littérature, des voix, des dialogues, qu’elle rend possible. Ainsi, une relation mystérieuse existe entre la mère de la narratrice et Unica Zürn, qui se découvre à travers un texte étrange, dont on ne sait s’il relève de l’expérience ou du fantasme.
C’est dans ce récit dans le récit, éternellement absent, impossible à définir, qu’on découvre la signification du livre de Linda Lê, dans ce qu’il exprime du rapport impérieux à la fiction, au langage de la fiction, à ce qu’il déloge en nous. Cet épisode défait les lectures évidentes, retourne le texte comme un gant. On comprend alors qu’au-delà des évidences, de la confession mise en scène, du discours sur soi, se loge une réflexion sur la place de la fiction dans l’existence, sur ce qu’elle sauve ou peut sauver, chez la mère comme chez la fille. La relation filiale ne passe plus uniquement par une mémoire propre mais par la littérature, l’imaginaire, la langue qui nous habite véritablement et nous fait changer, nous rend plus libres. Lire le récit de Linda Lê dans une forme d’inévidence, en accepter le malaise, c’est s’enfoncer avec elle dans l’ombre du texte, là où se découvrent probablement les vérités existentielles, les secrets de ceux que l’on aime, là où naissent les voix des véritables écrivains.