Les voies parallèles de la science

Dans les salles de théâtre et dans les rayons des librairies, Galilée est partout ces temps-ci. Outre ses écrits et ses démêlés avec la censure religieuse, 4 200 lettres conservées dans les archives ont de quoi nourrir les intérêts les plus divers. À lire ces deux récents ouvrages à lui consacrés, Moi, Galilée, qui ne suis qu’un homme de Daniele Vegro et SNML : Anatomie d’une contrefaçon, il semble inspirer une catégorie de chercheurs assez insolites, qui ont dû passer une grande partie de leur propre vie à étudier ses œuvres.


Daniele Vegro, Moi, Galilée, qui ne suis qu’un homme. Belin, 381 p., 23 €

SNML : Anatomie d’une contrefaçon. Sous la direction de Horst Bredekamp, Irene Brückle et Paul Needham. Trad. de l’anglais par Christophe Lucchese et Arnaud Baignot. Auteurs : Horst Bredekamp, Irene Brückle, Oliver Hahn, Manfred Mayer, Paul Needham, Nicholas Pickwoad, Theresa Smith. Préface et postface d’Alexandre Laumonier. Zones sensibles, 144 p., 23 €


Ces deux livres relatent les faits majeurs d’un parcours soumis à la bienveillance de princes mécènes plus ou moins éclairés. Les vicissitudes de cette vie se déroulent entre Florence, Venise, Padoue, Rome, narrées à la première personne dans Moi, Galilée, résumées dans l’Anatomie en guise d’introduction à l’objet central du volume, un traité du maître, singulier à tous égards.

Daniele Vegro, Moi, Galilée, qui ne suis qu’un homme

Sidereus nuncius (1610) © D. R.

Daniele Vegro ne se limite pas aux faits, il recrée les étapes d’un voyage dans l’esprit et les travaux de Galilée, et les complète par un  ample appareil de « Notes bibliographiques » érudites, quatre-vingt-dix pages serrées qui composent presque un second livre. Ce faisant, il dresse un état des lieux impressionnant de la pensée scientifique de l’époque. On ne peut que saluer l’envergure de la tâche, la connaissance approfondie d’une œuvre gigantesque, la reconstitution vivante des paysages, monuments, conflits politiques, mœurs et médecine de l’époque, la verve de l’écrivain, même si on peine souvent à suivre ce double récit tant il est touffu. L’« autobiographie » est d’abord une autodéfense, une reconstitution minutieuse par le pseudo-Galilée de sa démarche intellectuelle, sa santé fragile, sa marmaille illégitime, ses échanges avec Copernic, Tycho Brahé, Kepler ou Bellarmino, son combat inlassable pour tenter de convaincre ses confrères, sa crainte de finir sur le bûcher comme Giordano Bruno, les trahisons dont il a été victime. Ses découvertes ont soulevé l’admiration, l’affolement et les critiques acerbes dans toute l’Europe, et lui ont aliéné nombre d’amis illustres.

Pourtant les preuves étaient là, accessibles à tous les esprits ouverts et curieux, confirmées par son fameux télescope, mais allant à l’encontre du géocentrisme soutenu par les Saintes Écritures. Le récit commence le 25 janvier 1633, quand l’astronome, convoqué à Rome par le Saint-Office, est arrêté aux frontières de l’État par une épidémie de peste, et utilise cette période de quarantaine pour composer sa plaidoirie. Le onzième jour, un carrosse l’attend pour le conduire à Rome où va se tenir son procès. Comme s’il s’agissait d’un brouillon préparatoire à son testament officiel, l’ouvrage est ponctué de jurons, d’exclamations violentes, grossières, exprimant sa rage : « Aux ordures, Aristote », « Aux corbeaux, Ptolémée », parfois barrés par précaution, « crénom d’un pape, que le chancre t’emporte ». Il se rétractera, nous le savons, lui aussi sans doute, mais il compte sur ce manuscrit dissimulé dans une cachette inaccessible pour le justifier devant la postérité. Ses adieux s’achèvent sur l’image, tirée du  Roland furieux, d’un « capitaine triste » affronté « aux vagues et à la mer cruelle ».

Daniele Vegro, Moi, Galilée, qui ne suis qu’un homme

Un collectif d’experts internationaux, créé en 2005 à l’initiative de l’historien de l’art Horst Bredekam, a examiné littéralement sous toutes les coutures un exemplaire de l’ouvrage intitulé Sidereus nuncius, rédigé en 1610, lorsque Galilée découvre quatre corps célestes près de la planète Jupiter, qu’il appellera des lunes. Ce court traité d’astronomie rédigé en latin, plus connu en français sous le titre Le messager des étoiles, est dédié à Cosme de Médicis, le grand-duc de Toscane, dont Galilée souhaite obtenir le patronage. L’exemplaire en question est cousu dans un recueil composite d’essais sous une reliure dorée du XVIIe siècle et porte le sceau du prince Federico Cesi, fondateur de la plus ancienne académie scientifique d’Europe, que Galilée a rencontré lors d’un séjour à Rome l’année suivant la parution de son traité.

L’un des experts, Paul Needham, de l’université de Princeton, l’a comparé avec les quatre-vingt-deux exemplaires subsistants de l’édition princeps, et a conclu qu’il s’agissait d’un volume d’épreuves, ce qui expliquait les différences avec les tirages suivants. Effet anniversaire oblige, à l’occasion des quatre cents ans de la première édition du Sidereus nuncius, des parutions en coffret, un symposium, ont célébré en 2011 les résultats de leurs recherches. Jamais, affirme leur éditeur, un livre n’avait été analysé d’aussi près, à part peut-être la Bible à quarante-deux lignes de Gutenberg. Mais voilà qu’un autre expert, Nick Wilding, de la Georgia State University, attire leur attention sur des anomalies qui vont à l’encontre de cette thèse, et rejoint l’équipe de chercheurs.

Daniele Vegro, Moi, Galilée, qui ne suis qu’un homme

Après six ans d’enquête, à l’aide des méthodes et des équipements les plus sophistiqués, force est d’admettre que le volume est un faux, lui aussi très sophistiqué. SNML : Anatomie d’une contrefaçon rend compte de la dernière étape de l’enquête. L’ouvrage est aussi un aveu : les chercheurs auraient dû deviner plus tôt une supercherie, car tous les détails du travail de l’artiste signalaient la contrefaçon, comme s’il avait voulu défier leur compétences dans un duel à la plume et au microscope. L’encre, le chant du papier, les  épaules des caractères, la morsure de frisquette, les marques de vieillissement, les dessins originaux des lunes de Galilée, l’emplacement des nerfs, la dorure sur tranche, le filigrane, tout aurait dû les alerter.

Rassurez-vous, tous ces termes techniques sont expliqués, et ces éléments longuement examinés, photos en gros plan à l’appui. Si vous n’êtes pas apprenti faussaire, si ces rapports d’analyses vous font bâiller d’ennui, tenez bon, ou allez directement à la postface, où l’identité du contrefacteur est dévoilée. Elle a de quoi charmer les amateurs de polars. Son faux avait été vendu 500 000 dollars, mais n’avait sans doute pas pour but principal l’enrichissement, car l’individu avait bien d’autres exploits à son actif, dont des vols nombreux de livres anciens dans plusieurs bibliothèques italiennes, des pièces uniques d’une valeur commerciale allant pour chacune de 50 000  à 800 000 euros. Personnage hors normes, amateur aussi bien informé des techniques de contrefaçon que des travaux de Galilée, il aurait semé son parcours de petits cailloux comme autant d’indices visant à tester la perspicacité des galiléistes patentés ; et personnage apparemment aussi obsessionnel qu’eux, ou que le Galilée ressuscité par Daniele Vegro. On reste sidéré par la somme de temps, de savoir, d’énergie, de ressources, consacrée à la confection comme à la dissection de ce Sidereus apocryphe, ou à l’autobiographie rêvée du savant maudit.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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