Avec Tu ressembles à une juive, Cloé Korman, romancière affirmée, enseignante dans un collège de Seine-Saint-Denis, nous emmène dans une riche réflexion personnelle et militante antiraciste où questionnements politiques, autobiographiques et pédagogiques se font écho.
Cloé Korman, Tu ressembles à une juive. Seuil, 108 p., 12 €
Il y a, au départ de ce court essai, une situation concrète. Issue d’une famille intellectuelle, juive et athée, fortement amputée et marquée par les déportations de la Seconde Guerre mondiale, puis par l’engagement antiraciste d’un père avocat de la LICRA des années 1980 et 1990, issue également d’un parcours scolaire prestigieux, Cloé Korman enseigne la littérature française dans un établissement de banlieue difficile, à des élèves issus pour leur très grande majorité des minorités dites « visibles ».
L’importance de la relation pédagogique dans son travail est indéniable – en témoigne le magnifique Dans la peau d’une poupée noire, recueil de biographies imaginaires écrites par ses élèves de quatrième à l’occasion de l’exposition Black Dolls à La Maison Rouge, en 2018. Et, pourtant, il lui reste, écrit-elle ici, « un reliquat de honte et de méfiance » dans sa relation avec ses élèves. Après avoir rappelé la recrudescence des meurtres antisémites en France ces dernières années, meurtres commis pour la plupart à la faveur d’une idéologie islamiste délétère, et celle de la vulgate antisémite, qui, à la triste lueur de la colonisation israélienne, mais sans doute pas seulement, soupçonne volontiers les juifs en général d’être exceptés des malheurs communs, et en particulier des discriminations vécues par des minorités plus visibles, elle écrit à propos de ses élèves : « je constate chaque année que je ne leur dis pas que je suis juive […] Je fuis le dialogue sur ce sujet tout en sachant combien ce non-dit est massif, et odieux » .
Ce malaise dans la transmission, cette crainte d’avoir à éprouver peut-être une réaction antisémite d’élèves qu’elle estime manifestement et qui, manifestement l’estiment en retour, ouvre une réflexion, aussi sincère que belle et courageuse. Cloé Korman y narre en quelques touches l’histoire intellectuelle et politique de sa famille – et sans doute le fait-elle, précisément, avec l’idée que ses élèves la liront peut-être. Sans bien sûr superposer les violences, elle relève des échos, ou des répétitions : ainsi l’injonction à l’invisibilisation dont témoigne le titre, la persistance de Drancy comme lieu où l’histoire semble patiner, la conscience de ne pas appartenir à la culture dominante.
La violence de cette histoire, elle l’impute à une « vieille tradition raciste française », ce qui lui permet deux choses : d’abord, de mettre sur un pied d’égalité, face à un même ennemi, les Noirs visés par le Code de l’esclavage, les Juifs raflés au Vél d’Hiv, les discriminations racistes d’aujourd’hui ; ensuite, de condamner fermement les manœuvres de la droite contemporaine, qui, oublieuse de son passé, récupère l’accusation d’antisémitisme pour entretenir et accroitre un rejet anti-musulman, s’occupant ainsi à diviser des minorités qu’elle méprise pareillement. À rebours, Cloé Korman milite clairement pour mener ensemble lutte contre le racisme et lutte contre l’antisémitisme.
On peut, bien sûr, ne pas être toujours absolument d’accord avec Cloé Korman. Remarquer, par exemple, que la conscience de ne pas appartenir tout à fait à la « culture dominante » constitue aussi une bonne définition de la santé intellectuelle. Mais « ne pas se sentir appartenir » et « être exclu » sont deux choses différentes – et notre remarque en appelle surtout une seconde. Si Cloé Korman inscrit le racisme et l’antisémitisme en France dans une relation binaire « dominants /dominés » qu’elle rapporte ici à une tradition droitière française versus (si nous comprenons bien) Juifs, Noirs, Musulmans, elle s’intéresse peu aux modalités concrètes de cette domination.
Or, il nous semble que relever l’importance des modes de domination et d’exploitation économiques permettrait de nuancer ce modèle binaire. Cela permettrait de mieux appréhender – sans la faire passer au second plan – non seulement la dimension verticale du racisme (dominants/dominés) mais aussi sa dimension tragiquement horizontale (dominés/dominés), qui fait que, dans des contextes de forte paupérisation, le racisme et l’antisémitisme constituent une bonne façon de se trouver des ennemis à portée de main et de regard et de s’offrir, à peu de frais, un fantasme, précisément, de dominance binaire.
Une attention plus soutenue aux contextes économiques éviterait, par ailleurs, de se focaliser, comme sur un ennemi commun, sur la seule extrême droite dite française – ou européenne si on agrandit l’échelle – dont la sociologie électorale n’est guère interrogée, comme si ce mouvement de pensée n’existait, quant à lui, que sur le plan idéologique et moral. Elle inviterait à dé-moraliser et par conséquent ici à dé-communautariser – fût-ce un temps – l’analyse de la genèse du racisme et de l’antisémitisme, en interrogeant aussi la responsabilité des décideurs économiques dans la création d’un climat social violent en mal de solidarités concrètes, quelle que soit, par ailleurs, la teneur convenue de leur discours moral sur les méfaits du racisme et de l’antisémitisme (peut-être même, suggérerons-nous encore, aurait-elle conduit à considérer avec moins de méfiance le mouvement des Gilets jaunes, et à le voir comme une révolte de pauvres, potentiellement émancipatrice pour tous).
Mais ces remarques n’ôtent rien au respect et à la sincère admiration que suscite l’ouvrage de Cloé Korman. Parce que, dans le déroulé de phrases qui tombent et touchent juste, dans l’attention et la générosité, tout en finesse, avec laquelle elle déplie la folie de son histoire familiale et avec laquelle elle relaie, ici ou là, la parole de ses élèves, on entend la nécessité d’une affirmation. C’est le courage ténu et tenace de l’écoute et de l’appel au dialogue.