Parmi les mots que Roland Barthes aimait, il y avait « délicatesse » et « nuance ». Ces termes s’appliquent à l’œuvre de Colette Fellous. Dans La préparation de la vie comme dans Pièces détachées, elle évoquait celui qui l’avait engagée à écrire « je ». Dans Kyoto song, il est présent, avec Ozu, Soseki, Nabokov et d’autres, parmi les passagers qu’elle « rencontre ». L’auteure s’est éloignée de sa Tunisie natale et se construit « un nouveau monde ». Kyoto song est « un voyage qui prendrait le vrac des choses, des temps, des sensations et des êtres, leur forme, leur respiration ». Mais ce voyage, elle ne l’accomplit pas seule.
Colette Fellous, Kyoto song. Gallimard, 192 p., 20 €
Lisa, dix ans, l’accompagne. Lisa, Elyssa : l’enfant porte le nom d’une princesse phénicienne. Toutes deux jouent ensemble au jeu des mots (et des noms propres). Elles en prennent un, Bashō par exemple : « On entre dans un mot et on attend, on écoute, on prend patience, on ne se hâte pas. » Leur séjour est à cette image. Chaque chapitre du récit tourne autour d’un mot, le jardin, ou la danse, le silence ou le cinéma, et Colette Fellous le décline, attend qu’il révèle ou réveille ce qu’il appelle ou porte. Ainsi se bâtit l’ensemble. Une construction que l’enfant nomme dans l’avant-dernier chapitre, dont nous tairons le titre. Quant au dernier chapitre, « En un pays lointain », il rappelle ce qui fait la matière de bien des œuvres, films, romans, recueils de poèmes. Tout ce que Lisa lira ou verra plus tard.
« Je veux être encore une enfant pour voir le Japon », dit-elle à Colette Fellous. Ce souhait de Lisa sera donc exaucé. Lisant la phrase et me figurant l’enfant et l’adulte, je songe à Alice dans les villes, le film de Wim Wenders dans lequel une petite fille et un homme traversaient l’Allemagne sur une musique de Can, dans une lumière en noir et blanc dont le cinéaste avait le secret. Ce même noir et blanc qui met en relief les films de Ozu vus et revus par l’auteure, avec le générique sur toile de chanvre qui les caractérisait : « Toile, tissu, texte, drap. C’est que tous les films n’en forment qu’un, ils sont le grand roman qu’il n’a pas écrit mais filmé. » Elle le compare au Barthes de La préparation du roman : il a sans doute bâti le roman dans ce fameux dernier cours au Collège de France. Elle évoque la façon dont Ozu et son scénariste travaillaient, buvant de nombreux sakés, menant une vie des plus austères, banales, telle que la décrivent les notes du réalisateur, une vie troublée hélas par la mort de son contemporain Mizoguchi, par celle d’un neveu très cher, et par des incendies qui, de façon presque régulière, détruisent ses biens. Troublée aussi par un amour, celui qu’il éprouve pour Setsuko Hara. C’était réciproque ; elle arrêta toute carrière à la mort d’Ozu, en 1963.
Kyoto song est un livre qui éloigne de l’Europe, de ce « quelque chose qui s’était assombri », mais qui ne prétend pas présenter une utopie. « [Au Japon] La délicatesse et la violence, encore une fois inséparables. Un tremblement imperceptible des choses qui alerte. Une catastrophe à tout moment peut advenir, ne pas avoir peur. » Colette Fellous ne fuit pas la France, pas plus qu’elle n’a fui la Tunisie, comme elle le racontait dans Pièces détachées, son précédent récit. Non, il s’agit plutôt de redevenir enfant pour accueillir le nouveau, l’inconnu, l’inédit. Et les secousses qui peuvent se produire alors. Elle parle de ces mois de mars marqués par des secousses universelles ou personnelles, Fukushima, la mort de sa mère, la naissance de sa fille, mère de Lisa-Elyssa : « C’est précisément cette fragilité des choses et ce vertige du temps qui m’aimantent toujours et me font aimer rester là avec Lisa, à Kyoto, si loin de chez moi, dans ce point vacillant du monde, posé sur trois plaques tectoniques qui peuvent à tout moment glisser l’une sur l’autre et l’effacer de la Terre. » La secousse est aussi ce qui la touche dans le haïku, quand le dernier vers, par un point d’exclamation, ou une surprise, un détail, désoriente et ravit, ouvre à l’inconnu.
Elle parle d’une estampe, offerte par des amis à la naissance de sa fille, qui peut incarner sa vision de l’existence : « Les choses sont inconstantes, il y a toujours un flux et c’est ce qui fait la beauté du monde, ce qui la renforce. » Rien n’existe sans ce mouvement qu’elle rend dans ses descriptions de paysages, de jardins, d’une ville, « gigantesque livre de visages et de signes ». Et bien sûr, ai-je envie d’ajouter, d’échos, de réminiscences, de souvenirs. Kyoto appartient à un « pays réel » et à un « pays mental ». Marcher dans ses rues, arpenter ses jardins, contempler ses temples, c’est vivre à la fois dans ces deux dimensions qui parfois n’en font qu’une.
Lisa, comme souvent dans le récit, pose la bonne question : « Comment expliquer […] que tant de moments disparaissent de nos vies, même s’ils ont été très importants, et que d’autres, avec des détails de rien du tout, par exemple ce sera pour moi peut-être les chaussures de cette femme sous le cerisier, resteront en nous et nous reviendront peut-être toute la vie ? ». C’est une question parmi d’autres, qui rappelle les larmes du deuil, lorsque l’auteure a perdu son frère : ce jour-là, elle portait un chemisier aux manches bouffantes dans lequel elle essuyait son visage, et ce sont d’autres images de ce frère qui ressurgissent, d’autres instants, la colère contre lui aussi.
Kyoto song est fait de ces couleurs d’un printemps au Japon, des saveurs singulières, des instants qui rendent ce pays si étrange et si humain. Mais j’aime aussi les parallèles que l’auteure établit avec la Tunisie, comme si un lien se tissait au-delà des pures apparences entre ces deux espaces, ainsi des « fleurs éclatées des cerisiers » et des « fleurs de pierre » voulues par un grand-père bâtisseur, sur la façade d’un immeuble de Tunis. Ces symétries, car tel est le mot exact de Colette Fellous, sont ce qui fonde l’écriture du roman : « Ce que je n’ai pas dit à Lisa, c’est que moi aussi j’avais envie de cacher dans un roman tout ce que j’aimais, même les scènes les plus fugitives, même celles qui n’avaient aucun lien entre elles, je me disais que si elles m’étaient apparues c’est qu’elles devaient avoir leur vérité, leur logique et leur géométrie secrète, il devait d’ailleurs y avoir partout des symétries cachées, elles n’étaient pas venues vers moi par hasard, je devais les écouter comme je devais écouter les plus menus détails que nous découvrions dans ce voyage, Lisa et moi. »
Kyoto song peut donc se lire aussi comme la préparation d’un roman. Un texte qui se tisse au fil du temps, du regard et des autres sensations : « Ce livre dont je ne connaîtrai jusqu’au bout que le frémissement car je le voudrais inachevé, irrégulier, poreux, grand ouvert sur le large, le voici qui court entre mes mains, je l’attrape, il se perd, revient, me fait signe, se cache, me tend les bras puis disparaît. Il ressemble à cette brise du matin sur les feuilles d’érable. » Lisa, qui parle peu, qui préfère « écouter et jouer avec ses doigts », entre autres activités, serait un peu comme la jeune Colette Fellous qui écoutait Roland Barthes l’initier à l’écriture, comme ça, en passant. Je retiens l’un des conseils de l’écrivaine ; il vaut pour quiconque veut écrire : « Attraper le monde qui est devant soi et le multiplier, le déplacer, lui donner sans cesse du relief, faire que tout devienne plus énigmatique, plus dense, plus musical, plus complexe. Alors la joie d’inventer arrive et ne vous quitte plus. »